« Oh! Sortie de piste… c’est Senna… c’est Senna, contact violent à Tamburello… »

Je crois que ce furent mes mots, du moins à peu de choses près. C’était le matin du 1er mai 1994, autour de 8 h 20. Nous en étions à notre deuxième saison de reportage des Grands Prix de F1, à RDS. Bertrand était à mes côtés et Torto était là-bas, sur place, à Imola.

En studio, nous avions comme principal outil de référence la retransmission mondiale des images, les mêmes que vous voyez à la maison, en temps réel. Nous ne pouvions que décrire du mieux possible cet enchaînement de mouvements qui nous est tristement familier, quand un accident grave se produit. L’état immédiat de la voiture, les débris qui volent de partout, la recherche d’un moindre mouvement chez le pilote, l’arrivée des travailleurs de piste avoisinants, puis de la voiture médicale avec à son bord le docteur Sid Watkins, l’attroupement autour du monocoque.

Ayrton SennaPuis il y a cette deuxième étape qu’on ne veut pas voir, celle qui laisse échapper l’urgence de la situation, les gestes nerveux, les intervenants qui se font des signes de façon incessante, le pilote qui est extirpé de son habitacle et qui n’a toujours pas montré le moindre mouvement. Il y a finalement le moment qui nous glace. Celui où les manœuvres de réanimation sont effectuées d’abord devant les caméras et se poursuivent derrière un écran de fortune qu’on élève pour créer une barrière entre le public et le pilote gravement blessé. Puis, il y a l’hélicoptère…

Christian, lui, dans la salle de presse du circuit, ressentait déjà l’affolement qui s’installait chez tous les collègues du monde entier. On pouvait entendre le véritable chaos qui régnait dans cet espace restreint, à travers le téléphone de notre collègue. À la relance de la course, il appert que personne là-bas ne s’affairait à suivre le déroulement de l’épreuve. Chaque membre des médias voulait surtout en savoir davantage sur l’état de santé de « Magic ». Les rumeurs allaient déjà dans tous les sens et je vous jure que la stricte description de l’épreuve était extrêmement pénible pour Bertrand et moi. La tête, et surtout le cœur, étaient ailleurs. Mais notre expérience nous interdisait de sauter aux conclusions, comme c’était le cas, du reste, pour tous les autres commentateurs du monde entier. Combien de miracles sont survenus dans l’histoire de la F1 et du sport automobile en général!

D’ailleurs, en quittant l’antenne, autour de 11 h, il n’y avait toujours aucun bilan officiel à propos d’Ayrton Senna. Mais les échos émanant d’Imola sonnaient faux et c’est pourquoi nous sommes restés à la salle des nouvelles au lieu de rentrer à la maison. Autour de 12 h 45, nos craintes se sont avérées fondées. Ayrton Senna da Silva, l’ex-champion, le magicien, le roi des positions de têtes et des glissades audacieuses, le maître absolu des chicanes et des virages de toutes natures, homme de cœur et de passion, l’indestructible machine de course que rien ne pouvait freiner, fut déclaré mort à 18 h 37, heure d’Italie.

À la réception de la nouvelle, frissons, gorge nouée, étrange brûlure à l’intérieur de l’estomac apparurent aussitôt. Nous avions décrit, quelques heures plus tôt, les derniers moments de celui que plusieurs considèrent encore aujourd’hui comme le plus grand pilote de tous les temps. Nous avions décrit ce que nous ne sommes jamais censés décrire dans l’exercice de nos fonctions : la mort en direct…

Un héritage fabuleux

Senna est mort le 1er mai 1994. Il y a 20 ans déjà. La veille, Roland Ratzenberger avait aussi succombé à ses blessures en percutant violemment le muret au virage Villeneuve, au volant d’une horrible Simtek. Le vendredi, un tout jeune Rubens Barichello avait lui-même frôlé la mort, en percutant le vibreur à la « Variante Bassa » et allant écraser sa Jordan contre le mur à 240 km/h! Ce fut un week-end épouvantable pour le monde de la Formule 1 et du sport automobile en général, l’un des plus noirs de son histoire. Mais ce fut aussi la toute dernière fois qu’un pilote perdit la vie au volant d’une F1.

À peine onze jours plus tard, à Monaco, Karl Wendliger échappa par miracle à une mort certaine, en faisant un horrible tout droit à la sortie du tunnel. Son coma durera 19 jours, mais il reviendra à lui progressivement et pourra même amorcer éventuellement une récupération complète. Bien que la gravité de l’accident ait créé un véritable tollé, même chez les amateurs purs et durs, certains diront que la survie de Wendlinger marquait finalement le début d’un temps nouveau en F1. D’autres, plus croyants, estimaient que l’ange gardien Senna venait de faire sa toute première intervention…

Peu importe, la série noire du milieu des années 1990 eut un impact extrêmement fort sur les décisions qui allaient marquer l’allure du Championnat du monde par la suite. À la tête de la FIA, l’ancien pilote et fondateur de March Engineering, Max Mosley, fit basculer la F1 dans sa phase la plus positive au chapitre de la sécurité. Le net recul sur le plan de l’électronique fut une première étape cruciale dans le but de redonner aux pilotes un certain contrôle sur leur monoplace. La réduction de la taille et de la puissance des moteurs, les pneus rainurés, les tests d’impact rehaussés et l’accroissement de la résistance des monoplaces, le système de protection HANS et même l’amorce d’un virage vert sont autant de mesures subséquentes qui ont été à l’origine de ce virage spectaculaire sur le plan de la sécurité.

Si la mort tragique de Gilles Villeneuve, le 8 mai 1982, avait eu un effet de restriction non négligeable sur le développement de technologies audacieuses sur le plan de la garde au sol des voitures, celle d’Ayrton Senna aura enfin mené la discipline reine, près de 30 ans après les premiers efforts de Jackie Stewart, vers une volonté véritable d’atténuer le plus possible les dangers inhérents à la pratique de ce sport. À ce titre, Mosley mérite une place de choix dans l’histoire de la F1.

Mais l’héritage fabuleux d’Ayrton Senna n’a pas d’égal. La douleur de sa disparition a certes imposé cette réflexion que personne ne semblait vouloir amorcer auparavant. Mais de sa vie de pilote, on retiendra aussi les plus beaux coups de volant jamais effectués auparavant. Coups de volant qui demeurent encore inégalés aujourd’hui!