Parler de Jean Béliveau au passé semble irréel. Sa place dans notre histoire est telle qu’elle lui a conféré un statut peu commun : celui de la perpétuité! De ses premières heures sur les patinoires de Victoriaville jusqu’à ses dernières apparitions sur l’écran géant du Centre Bell, en passant par ses dix conquêtes de la coupe Stanley et ses innombrables gestes de générosité envers tous et chacun, il eut ce don exceptionnel de rallier unanimement les gens autour de lui. Générations différentes, classes sociales différentes, origines ethniques différentes, hommes, femmes et enfants ressortaient tous d’un bref contact avec lui avec des sentiments identiques : sourire, émerveillement et réconfort!

Il est extrêmement rare de trouver dans l’histoire d’un peuple des gens qui ont un tel registre d’influence positive, et ce, à une si grande échelle. Sourire? Certes. Qui ne l’aurait pas après avoir entendu le « grand Jean » lancer amicalement un bon mot, si bien nourri, à son endroit. Émerveillement? Qui n’en serait pas profondément imprégné après une rencontre avec cet homme plus grand que nature. Mais, réconfort?

Voilà sans l’ombre d’un doute l’un des effets les plus précieux que laissait derrière lui son passage, aussi bref fût-il, dans votre vie. Et pourquoi sa disparition chagrine tous et chacun aussi intensément, aujourd’hui. Il personnifiait mieux que quiconque ce que nous recherchons si souvent en vain, c’est-à-dire cette référence humaine quasi parfaite. Sagesse, gentillesse, pragmatisme, compassion, générosité, altruisme, clairvoyance, sincérité, respect, dignité, prestance, charme, toutes ces qualités et d’autres collaient si bien à sa personne. D’où ce bien-être naturel qu’on ressentait instantanément à son contact ou à sa simple apparition, ce réconfort que la vie nous apporte si rarement de nos jours.

Un de mes collègues américains me racontait encore tout récemment l’ovation spontanée qu’il reçut au Madison Square Garden de New York, il n’y a pas si longtemps, lorsqu’il apparut brièvement à l’écran géant de cet amphithéâtre pourtant si hostile à « l’ennemi »! Jean Béliveau, au coeur d’un groupe de joueurs si sélect, a empoisonné la vie des Rangers et celle de leurs irascibles partisans pendant deux décennies, rien de moins. Il fut pourtant applaudi à tout rompre ce soir-là, comme il le fut d’ailleurs si souvent sur tous les autres terrains de conquête du Tricolore de la grande époque. C’est tout dire. Il en va de même pour les autres grands joueurs de la LNH comme Gordie Howe et Bobby Hull, me direz-vous? Pas tout à fait. Le respect absolu qu’on vouait à Béliveau se ressentait même dans les réactions de la foule.

Plusieurs anciens joueurs talentueux du Canadien ont connu des après-carrières fructueuses dans l’univers du hockey et en dehors de celui-ci. Toe Blake fut un brillant entraîneur, tout comme Jacques Lemaire. Dickie Moore créa une entreprise hautement prospère encore aujourd’hui. Serge Savard a une feuille de route éloquente, autant dans les bureaux de son ancienne équipe que dans le monde des affaires. Ken Dryden a complété son droit et fut député et ministre sur la scène fédérale. Mais rien ne se compare vraiment au parcours de Jean Béliveau!

En évitant la politique, qui lui tendit pourtant la main à maintes reprises, en se tenant en dehors du quotidien du Canadien sur le strict plan sportif et en se gardant de prêter son nom à outrance à une multitude de projets commerciaux, il en vint à définir le rôle qui l’attendait après son dernier match, au printemps de 1971. Celui de devenir, peu importe le titre exact inscrit sur sa carte d’affaires, l’ambassadeur rêvé de l’une des équipes sportives les plus admirées de par le monde. Plusieurs diront qu’il est encore aujourd’hui, même après sa mort, le plus grand ambassadeur que le sport du hockey ait connu, tout simplement!

Nous voilà déjà à mi-chemin de cette réflexion et pourtant, il ne fut pas encore question de ses exploits sur la patinoire ou de ses statistiques éloquentes. Ni de l’impact qu’il eut auprès de ses coéquipiers, à titre de capitaine ou même avant de porter officiellement cette responsabilité. C’est dire à quel point son héritage est riche et imposant. Mais cela ne diminue en rien tout le lustre que commande sa carrière d’athlète.

Le « baby boomer » que je suis a connu la deuxième tranche de sa vie de hockeyeur. C’est celle qui a ajouté cette dimension humaine si riche à son brillant parcours professionnel, celle qui démontra hors de tout doute, au-delà de son talent brut, sa force de caractère et son courage, celle qui consacra ses capacités de leader, de rassembleur, celle qui commença par un défi colossal, pour ne pas dire surhumain.

Après les cinq conquêtes de la coupe Stanley consécutives, entre 1956 et 1960 (où la contribution de 55 points en 41 matchs de Jean Béliveau fut inestimable), la vie du Canadien et celle de ses partisans fut grandement secouée par l’annonce de la retraite de Maurice Richard. Alors âgé de 29 ans, au sommet de ses capacités de hockeyeur surdoué, le « gros Bill » se retrouva au cœur d’un effet de vide plutôt inquiétant pour l’organisation et ses partisans. Il devint soudainement le point de mire de tous, sur le plan de l’attaque. C’est cependant au vétéran défenseur Doug Harvey que l’on confia le chandail de capitaine. Cela ne durera qu’un an. Harvey, pour toutes les raisons que l’on connaît, s’est retrouvé à New York la saison suivante, à l’issue de la conquête de la coupe Stanley par les Blackhawks de Chicago. Jean Béliveau devint capitaine du Canadien et le restera jusqu’à sa propre retraite, en 1971.

Cette décennie en fut une de mutation pour le Tricolore bien qu’elle se solda par cinq autres conquêtes. Les Maple Leafs connurent leur meilleure séquence de « l’ère moderne » avec quatre titres en six ans, dont trois de suite entre 1962 et 1964. Ce ne fut donc pas facile, à priori, pour le nouveau capitaine et sa troupe. Après l’éclatement inévitable de la dynastie précédente, le Canadien devait se refaire un nouveau visage et c’est sur les épaules solides de Jean Béliveau que l’organisation fit le pont entre ses guerriers de l’époque et ses jeunes étoiles montantes. Le rôle de Béliveau fut déterminant jusqu’à son départ, qui fut marqué par la conquête inespérée de 1971. Petit à petit, les Yvan Cournoyer, Serge Savard, Jacques Lemaire et Rogatien Vachon s’ajoutèrent aux Henri Richard, Robert Rousseau, Ralph Backstrom et autres et le vénérable capitaine fût, comme toujours, le grand rassembleur, le sage du vestiaire qui s’assura d’intégrer ces jeunes dans l’équipe, composée de vétérans au caractère très fort, comme Henri Richard.

J’ai toujours cru que Jean Béliveau avait connu une carrière à l’image de sa personne. Il jouait son rôle de centre à merveille, déposant généreusement la rondelle sur la lame du bâton de ses ailiers avec une habileté telle, que même le dur à cuire John Ferguson frôla le plateau des 30 buts en 1968-1969. Mais il avait aussi un don unique pour déjouer l’adversaire et marquer lui-même des buts merveilleux. Chacun d’eux m’apparurent, avec mes yeux d’enfant, comme une œuvre d’art, complétée avec grâce et distinction. Son 500e en carrière, marqué lors de sa dernière saison, le 11 février 1971 contre Gilles Gilbert et les North Stars du Minnesota, restera à jamais gravé dans ma mémoire et il fut en quelque sorte un juste retour pour lui. Complétant alors son tour du chapeau, il fut le dernier maillon d’une séquence magnifique préparée par le grand Frank Mahovlich et par l’attaquant Phil Roberto. C’est comme si ses coéquipiers avaient décidé, pour qu’il atteigne ce plateau, de lui redonner ce qu’il avait lui-même donné si souvent aux autres, depuis si longtemps.

En 1989, lorsque j’ai décrit le tout premier match de la LNH à RDS, Jean m’avait offert ses meilleurs vœux, ce qui s’avéra si important à mes débuts. Il tenait absolument à ce que je laisse tomber le « Monsieur Béliveau ». Nous avons fait le compromis jusqu’à « Monsieur Jean », comme la plupart de mes collègues le faisaient respectueusement, du reste.

À chacune de nos innombrables rencontres au cours des 25 années qui ont suivi, il n’a jamais raté une seule occasion de me redonner la même confiance. Nous parlions immanquablement de hockey sous l’œil approbateur de sa belle Élise, près du salon des anciens, quelques heures avant les matchs, puis il finissait toujours par vanter notre travail, ce qui me faisait rougir, bien sûr. Puis il prenait l’ascenseur. Souvent, quelques minutes plus tard, ma femme Sylvie me téléphonait pour me dire qu’elle venait de le rencontrer au restaurant 9-4-10 du Centre Bell et qu’il venait encore d’aller la saluer lui-même, avec la même sincérité que la fois précédente. Elle me disait toujours à quel point elle le trouvait encore beau et séduisant, extérieurement et intérieurement.

J’éprouve pour une rare fois une certaine difficulté à conclure ce texte. Tristesse, mélancolie, souvenirs mémorables, images savoureuses, un sentiment de vide, une certaine pudeur peut-être aussi… Tiens, je reviens à cette notion de réconfort. C’est peut-être ce qui frappe le plus, finalement. Soudainement, notre référence si réconfortante n’y est plus. Du moins, en personne. Notre peuple a perdu un de ses points de repère importants. Le Canadien et le hockey ont perdu, eux, le plus grand ambassadeur de leur histoire.

Reposez en paix, « Monsieur Jean ». Mais restez quand même un peu avec nous, d’accord?

Cette chronique est tirée du numéro spécial de 100 pages de Hockey Le Magazine consacré à Jean Béliveau, qui sera disponible en kiosque et en version mobile ce samedi 6 décembre.