Raymond : Jean Béliveau va nous manquer
Hockey - Jean Béliveau mercredi, 3 déc. 2014. 00:39 jeudi, 12 déc. 2024. 00:43Jean Béliveau, le Jean Béliveau que j'ai beaucoup aimé et que j'aime encore malgré le fait qu'il ne soit plus là, était un homme digne, élégant, intègre, avec autant de prestance que de charisme.
Durant une réception mondaine, quand il faisait son entrée dans la salle, l'assemblée baissait le ton. Les regards se tournaient vers lui, comme si le pape venait d'y faire son entrée. Et Béliveau, avec sa belle tête poivre et sel, sourire aux lèvres, ne donnait jamais l'impression de vouloir être ailleurs.
Le Grand Jean (un surnom qui lui convient parfaitement) était d'une grande disponibilité. Il a passé sa vie à dire oui, à répondre à la main au courrier de ses admirateurs et à faire l'impossible pour satisfaire les moindres désirs de son public. Quarante ans après sa retraite, il recevait encore de pleines poches de lettres venant de partout. On quémandait généralement sa remarquable signature ou encore une photo ou un objet authentifié de sa main. Il y avait aussi des demandes particulières auxquelles il s'efforçait de répondre.
Comme s'il fallait y voir un rapport, il était totalement épuisé quand il a rendu l'âme. Il a été soumis à une agonie lente et pénible qui a duré près de quatre mois. Une agonie totalement injuste pour un homme qui a consacré sa vie à mettre tout en oeuvre pour plaire aux gens qu'il aimait, aux gens qu'il connaissait peu ou pas du tout. Il n'a pas beaucoup souffert. Il était juste épuisé, vidé de toute énergie. Pour cet homme actif, qui n'a jamais pris de pauses dans sa vie, dormir pendant des heures quotidiennement représentait sans doute une perte de temps. Il souhaitait partir, mais son organisme s'est accroché vraiment longtemps avant de lâcher prise.
Toutes les malchances qui l'ont frappé ces dernières années ont fini par faire chanceler sur son socle l'impressionnante charpente qu'était la sienne. Tumeur maligne à la gorge en 2000, accident vasculaire cérébral en 2010, un autre AVC deux ans plus tard, suivi d'une fracture du bassin et finalement d'une pneumonie, c'est un bilan médical auquel plusieurs n'auraient pas survécu aussi longtemps.
Béliveau est un homme qui m'a marqué au premier contact. En 1970, pour la première fois, le directeur des sports de mon journal, Jacques Beauchamp, m'a demandé d'aller couvrir l'après-match dans le vestiaire du Canadien. Ce soir-là, il avait mérité la première étoile. Il fallait donc que je sorte de là après avoir recueilli les propos du héros de la soirée. Le jeunot que j'étais, à peine arrivé de Chicoutimi, avait été paralysé par la prestance de cet athlète plus grand que nature à mes yeux. Ce soir-là, j'étais si nerveux que j'avais choisi de me taire et d'écouter plutôt ce qu'il avait à raconter. Heureusement, il m'a souvent permis de me reprendre avec lui au fil des décennies, souvent à l'occasion d'entretiens personnels.
J'ai demandé et obtenu l'autorisation de le voir à deux occasions avant son départ. Je ne sais trop pourquoi, mais on ne m'a jamais dit non dans cette maison. Chaque fois que je donnais un coup de fil pour savoir si l'ancien Glorieux avait le temps de m'accorder une entrevue, il répondait toujours: «Arrive, je t'attends». Jamais il ne me faisait voir que son emploi du temps était chargé. Élise m'ouvrait la porte, me parlait durant une minute ou deux, puis se faisait discrète durant l'entrevue. Elle revenait pour dire au revoir. Jean et elle ont formé une bien belle paire au cours des 61 dernières années.
Mais les deux dernières fois qu'on s'est vus, c'était bien différent. Il était occupé à se battre pour sa vie. Je l'ai trouvé très amaigri, faible et quasi sans voix. Je l'avoue, j'ai été surpris qu'il accepte de recevoir un visiteur dans les circonstances. Il est resté fidèle à lui-même. À la première occasion, quand je lui ai pris la main en le remerciant de me recevoir, il a rétorqué d'une voix à peine audible: «Je suis content que tu sois venu.» Il aura été humble et généreux jusqu'à la fin.
J'ai ainsi pu le remercier pour tout ce qu'il a apporté à ma carrière. Chaque fois que ce personnage admiré et profondément aimé des Québécois m'accordait du temps, c'était un privilège et un honneur. Plus particulièrement dans un moment comme celui-là.
Je n'aurai jamais la prétention de dire que nous étions des amis. On ne s'octroie pas l'amitié de Jean Béliveau. On apprécie sa compagnie. On s'inspire de lui. On l'aime. Je ne lui ai jamais dit qu'il a été, sans le savoir, un mentor pour moi. Un modèle.
De le voir dans cet état m'a ébranlé. Il n'y avait plus beaucoup de chair sous la peau. Son énergie était à zéro. Il n'y avait plus la moindre étincelle dans ce regard enjôleur qui a passé des décennies à conquérir des fans.
On respectait la légende
Mon siège sur la passerelle du Centre Bell était situé tout juste au-dessus de son banc, plusieurs dizaines de mètres plus bas, à trois rangées du banc des joueurs. Chaque soir, dans l'attente du match, j'étais curieux de constater l'accueil que lui réservaient les spectateurs dans sa section. On lui serrait la main. On lui glissait sans doute à l'oreille toute l'admiration qu'on lui vouait. On ne lui demandait jamais un autographe durant le match. Entre les entractes peut-être, mais jamais pendant qu'il était occupé à analyser le jeu de l'équipe qu'il aimait tant. On ne voulait sans doute pas ambitionner sur la légende.
Quand le Canadien traversait une période difficile et qu'on sentait le public un peu déprimé à la suite des performances désolantes de son équipe, le tableau géant allait chercher le visage attachant de Béliveau dans la foule. Chaque fois, c'était l'ovation. Une façon comme une autre pour l'organisation de démontrer aux amateurs que le capitaine n'avait pas quitté le navire.
Au cours des deux ou trois dernières années, je me suis souvent penché au-dessus de la galerie de presse pour vérifier s'il occupait toujours son siège. Quand il était absent, c'était souvent un signe qu'il ne se sentait pas bien. Dès qu'on apprenait qu'il avait subi un malaise, c'est tout le Québec qui retenait son souffle. Comme si on craignait qu'il nous laisse en plan, sans espoir de le revoir.
Jamais je n'oublierai la scène qui s'est offerte à nous à l'occasion des funérailles de Maurice Richard. Béliveau était l'un des porteurs quand la dépouille du Rocket a fait son entrée dans la Basilique Notre-Dame. On le savait atteint d'une tumeur à la gorge, si bien qu'on pouvait logiquement se demander s'il n'allait pas être le prochain grand Glorieux à nous quitter. Il a guéri de ce mal souvent fatal et a vécu 14 années de plus, pour notre plus grand soulagement.
Il a eu 83 ans le 31 août. Au cours des deux semaines précédant cette fête, il s'était informé quotidiennement du nombre de jours qui restait avant son anniversaire.
«Je pense qu'il s'accrochait à la vie parce qu'il croyait que cela nous ferait plaisir de le fêter à nouveau», explique Hélène, sa fille unique.
Il l'a eue, sa fête. On l'a sorti du lit. On a soufflé des ballons. On a soupé en famille, comme Jean aimait le faire chaque dimanche soir. Une habitude qu'il avait créée et à laquelle il tenait beaucoup. Et sa dernière fête, heureux hasard, est justement tombée un dimanche. Peut-être son plus beau moment en famille durant sa cruelle et interminable bataille.
Une fois la fête passée, Béliveau a continué de s'accrocher. Il était prêt à partir, mais son organisme avait encore des forces en réserve. Son coeur, qui lui avait causé des ennuis dans un moment inquiétant de sa carrière, refusait de flancher.
«Il était fort, mon père. J'espère que personne ne doutera de cela après tout ce qu'il a traversé ces derniers temps. Il nous a plusieurs fois étonnés. Quand on croyait que la fin était proche, il connaissait un petit regain d'énergie en nous prenant tous par surprise», ajoute Hélène.
Incapable d'abandonner ses petites-filles
Les bonnes manières, ça s'apprend, mais pas la classe. On en a ou on n'en pas et Béliveau, lui, n'en a jamais manquée. À Québec, après un séjour fructueux, tant dans les rangs juniors qu'avec les As, de la Ligue professionnelle du Québec, il faisait déjà preuve d'une grande classe et d'une étonnante maturité. On aimait déjà ce jeune homme attachant doublé d'un athlète surdoué. On lui est resté attaché jusqu'à son dernier souffle.
La profonde admiration qu'on lui vouait a largement débordé des cadres du hockey. Quand l'ex-premier ministre Jean Chrétien l'a convoqué à son bureau pour lui offrir le statut le plus important au pays, le poste de Gouverneur général, il avait sûrement la prestance requise. Son passé était sans reproche. Il était populaire de l'Atlantique au Pacifique. Élise et lui, chaleureux et sociables, étaient parfaitement bilingues. De les voir s'installer à Ottawa n'aurait étonné personne.
Élise était prête à le suivre, mais après avoir pris quelques jours pour y réfléchir, son mari a décliné la proposition. Quelques années auparavant, son gendre, policier de métier, s'était enlevé la vie, laissant Hélène avec deux filles respectivement âgées de trois ans et cinq ans. La réponse de Béliveau au premier ministre a été sans appel.
«On ne peut pas remplacer un père ou une mère, mais il y a plusieurs choses que les grands-parents peuvent faire. Je ne peux pas laisser mes petites-filles derrière moi», avait-il expliqué.
Aujourd'hui, Mylène et Magalie pleurent le plus aimant et le plus généreux des grands-pères. Un grand-père qui a sacrifié une seconde carrière prestigieuse pour veiller sur elles, une décision remplie de sagesse qu'il n'a jamais regrettée.
Lors de ma visite, il a extirpé péniblement sa tête de l'oreiller pendant une seconde en pointant le mur devant lui. «Ce sont mes deux familles», a-t-il marmonné. Au mur étaient accrochées deux magnifiques photos, l'une représentant sa carrière avec le Canadien et l'autre où on le voyait encadré de ses deux petites-filles devenues femmes. Il aura aimé et protégé sa femme Élise, sa fille Hélène et ses petites-filles Mylène et Magalie jusqu'à l'heure du départ.
Des visiteurs
Quelques anciens coéquipiers lui ont rendu visite, notamment Serge Savard qui a continué d'appeler Élise pour prendre de ses nouvelles. Réjean Houle, président des Anciens Canadiens, a visité pratiquement tous les week-ends le membre le plus illustre de cette association. Un moment très touchant est survenu quand Yvan Cournoyer, qui a été son ailier droit le plus spectaculaire et le plus productif, s'est présenté devant lui.
«Mon capitaine, s'est exclamé Cournoyer en le serrant dans ses bras et en pleurant à chaudes larmes. La scène était si touchante que Hélène et Élise ont pleuré à leur tour. Cournoyer savait qu'il s'agissait de ses adieux au joueur de centre qui a marqué sa carrière avant de devenir un ami pour la vie.
Bobby Hull lui a aussi rendu visite. De voir la Comète blonde au pied de son lit, l'a revigoré pendant quelques instants. Ils ont jasé de hockey pendant que Hull faisait le bouffon pour l'amuser. Mais l'émotion a fini par avoir raison de son grand adversaire des Blackhawks qui a versé une larme en lui disant au revoir.
Guy Lapointe, dont Béliveau a été l'idole, s'est arrêté chez lui au lendemain du retrait de son chandail. Il a été inconsolable en bordure de son lit. De voir cette force de la nature arrivée à la fin de sa vie lui a chaviré le coeur.
Ted Lindsay, un ex-rival dur et détestable dans la grande rivalité Red Wings-Canadiens, a appelé périodiquement pour prendre de ses nouvelles au cours des deux dernières années. «C'était des guerriers, mais des guerriers qui s'aimaient», souligne madame Béliveau.
Le Gros Bill a vécu constamment sous les réflecteurs. C'est encore plus difficile d'écouler une vie entière sans anicroche quand on a tous les yeux du Québec fixés sur soi. Je lui ai fait remarquer qu'il pouvait partir fier de lui après avoir connu une grande carrière et une existence plus remarquable encore. Je lui ai rappelé que les Québécois l'aimaient beaucoup.
«Je les ai beaucoup aimés moi aussi», a-t-il répliqué faiblement.
Curieusement, chaque fois que je l'ai visité, le soleil brillait de tous ses feux à l'extérieur du 21e étage de son condo longeant le fleuve Saint-Laurent et offrant une vue spectaculaire sur Montréal, là où il a mérité 10 coupes Stanley et entraîné ses coéquipiers dans autant de défilés au centre-ville. Là où ses exploits sportifs et son implication dans la société lui ont valu les titres de Grand officier de l'Ordre national du Québec et grand compagnon de l'Ordre du Canada. Sans compter une intronisation au Panthéon du hockey, un an seulement après avoir quitté la patinoire, et le retrait d'un chandail numéro 4 qu'il a rendu prestigieux.
À l'intérieur de la résidence, on jasait à voix basse pour ne pas troubler le sommeil du guerrier. Il a dormi à longueur de jour pendant des semaines qui lui ont sans doute paru interminables et au cours desquelles il a demandé pourquoi on ne venait pas le chercher. Dans un moment de déprime, il a exprimé sa profonde lassitude à ses proches. «Je ne souhaite pas ça à personne», leur a-t-il dit d'une voix éteinte.
On aurait tellement souhaité qu'il soit encore avec nous pour plusieurs autres anniversaires, mais le chef du clan Béliveau n'avait ni l'énergie ni la force pour s'accrocher à l'espoir d'autres moments heureux.
Le Grand Jean est parti se reposer. Il l'a bien mérité. On annoncera très bientôt qu'il sera exposé en chapelle ardente au Centre Bell. Après avoir été pendant longtemps près du monde, on permettra maintenant au monde d'être près de lui.