En jetant un coup d’oeil dans le rétroviseur, l’image qui nous revient de Russie 2018 est d’avoir livré la marchandise. Drame, émotion, couleur, souvenirs. Tout y est, en doses assez généreuses qui plus est. L’environnement (stades, accueil, ambiance, organisation) fut à la hauteur, dissipant les craintes et les critiques émises avant la compétition. Les matches ont été agréables (un seul 0-0 de tout le tournoi) et généralement indécis, la compétition suffisamment ouverte pour maintenir une incertitude jusqu’à la finale. Russie 2018 a été bâtie pour réussir. À l’image d’un vainqueur ultime qui ne souffre pas vraiment discussion.

 

Le champion

 

Du bleu en sept nuances. Très pâle durant la première quinzaine. Plus électrique ensuite. La France est une équipe taillée pour les matches à élimination directe et Didier Deschamps a volontiers utilisé le premier tour pour effectuer une mise en place, parfois a contrario (le premier match contre l’Australie aura servi à éliminer certaines options), servant à se projeter avec un maximum d’efficacité vers la suite.

 

On s’émerveillait avant l’heure de l’incroyable réservoir offensif à la disposition de « DD » (laissant à la maison des Lacazette, Martial et on ne reviendra même pas sur la situation de Benzema). En fait, il aura suffi d’un match et demi pour que la France trouve son assise idéale et n’en déroge plus. Le XI de base est alors écrit dans le marbre et la France tournera ensuite essentiellement sur 12-13 joueurs. Et sur une indiscutable assise défensive : le quatuor Varane-Umtiti-Kante-Pogba, au coeur du triomphe, ressemble à s’y méprendre à celui des finalistes de 2006 (Thuram-Gallas-Makélélé-Vieira) ou à celui de 1998. La principale différence est qu’il n’y a pas de Zidane, de dépositaire du jeu, même si Griezmann, dans un registre forcément différent, a été le principal lien vers l’avant (avec Pogba), ce qui l’a souvent amené plus loin du but qu’il ne souhaite l’être. L’ensemble est absolument fonctionnel, redoutable d’efficacité. La licence de fantaisie, de liberté vers l’avant, c’est bien sûr Mbappé, et il a apporté ce « facteur wow! » bien au-delà de ce qu’on pouvait attendre. Il y avait aussi un numéro 9.

 

L’essence de cette équipe tient dans un condensé de trois matches : Argentine, Uruguay, Belgique, où la France a su allier maîtrise, contrôle du flux du jeu à une efficacité foudroyante. C’est lorsqu’elle a cherché à pousser cette maîtrise plus vers l’avant qu’elle s’est retrouvée en difficulté (contre l’Argentine), ce qui expliquera une volonté nettement moins exubérante par la suite. Ce qui nous amène à...

 

La finale

 

Contre-son-camp, penalty, VAR, contre-attaques et but-casquette... France-Croatie aura été un paquet-cadeau, un condensé de Russie 2018. Pour qu’une finale soit autant marquée par des faits de jeu, il faut revenir un bon quart de siècle en arrière (1990 et 1994, la première jouée sur un penalty, la suivante aux tirs au but) avec un passage rapide en 2006. Celle de dimanche aura été différente, plus vivante, essentiellement en raison du choix croate de prendre des risques, d’avancer dans le jeu. Elle aura surpris son adversaire et peu peuvent s’en vanter. Les Bleus ont perdu plus de ballons, plus de duels, se sont fait intercepter plus de fois que dans le reste du tournoi. Derrière tout ça, il y a une volonté ouverte de jouer, de créer, mais aussi l’aveu que cette équipe aurait été incapable de laisser reposer le poids de la finale sur leur défense. Et c’est elle qui va tout de même les lâcher. Sur un coup franc puis sur un corner. Sur ce deuxième but, deux choses : d’abord, revoir l’action qui amène le coup de pied de coin, où Vida est clairement paniqué à l’idée d’un Mbappé rôdant dans le coin ; et la décision d’accorder le penalty. Les arguments abondent dans les deux sens, que l’on soit d’un camp ou de l’autre. Le contact avec la main est clair, mais porte suffisamment d’éléments exonérants, de circonstances atténuantes. Le temps pris à re-re-repasser l’action au VAR, largement supérieur à la moyenne surtout en fin de tournoi, laisse penser qu’il existait un certain degré d’incertitude.

 

L’autre tournant de la finale s’égrène au cours du quart d’heure suivant la reprise. Là, la France est carrément poussée dans les cordes. Multipliant les erreurs, les approximations, les remises à l’adversaire. C’est dans cette tourmente qu’elle va trouver une ouverture, une facette de sa force juste entr’aperçue face à l’Argentine. Un grand espace tranché net par Pogba qui va faire basculer le jeu dans l’autre sens et en un clin d’oeil amener la France en attaque et Pogba pour le troisième but. Celui de Mbappé suivra aussitôt.

 

Le tournoi (1)

 

Haut en drames, fort en émotions et généralement dépourvu de trop sérieuses controverses. « Intense » est le terme le plus souvent utilisé, à juste titre si l’on considère qu’au matin de la troisième journée de groupes, seulement six pays étaient déjà éliminés. Intense si l’on considère que dans une très large majorité les rencontres auront été extrêmement serrées (le nombre affolant de buts décisifs marqués à 90 minutes et plus, tout comme le nombre important de 0-0 à la mi-temps, phénomène déjà rencontré à l’Euro 2016) et qu’à peut-être une exception près, tout le monde s’est montré compétitif.

 

Compétitif ne veut pas forcément dire bon. Et si bon nombre de ce qu’on appelait avant les petites équipes ont su tenir tête à plus gros, c’est aussi et surtout grâce à une approche défensive bien plus pragmatique qu’avant (ce n’est d’ailleurs pas l’apanage de « petits », certaines équipes plus huppées s’y sont à l’occasion acoquinées). On peut décliner tant qu’on veut les systèmes tactiques présentés par chacun, l’option « par défaut » dès la perte du ballon est de retomber brutalement en « 9-1 » avec deux lignes de 4 ou 5 entre 20 et 30 mètres et un joueur plus avancé, ou deux sortant en alternance selon la position du ballon.

 

Cela fait maintenant longtemps que le foot d’équipes nationales souffre du peu de temps qui lui est accordé pour mettre en place et rôder des systèmes de jeu. Six rendez-vous dans l’année, tournant autour de matches à enjeu et deux semaines de camp avant tournoi ne permettent pas autre chose. La Coupe du monde n’est plus depuis longtemps un laboratoire du jeu. Elle est un contrecoup du football de clubs, qui possède temps, argent, personnel et moyens.

 

C’est dans le foot de clubs que l’on va chercher des idées, des méthodes, une sorte de « clé en main » pour aller au Mondial. D’autant plus vrai depuis que le foot de clubs a soudain pris le tour du « foot de possession », basé sur la tenue, la conservation, l’utilisation du ballon. L’Espagne et l’Allemagne en sont devenues des prototypes, avec une claire facilité : d’une part les deux intègrent idéalement les relations « clubs-sélection », d’autre part, elles ont les moyens colossaux de mettre en place cette identité du jeu à une échelle nationale.

 

Mais plutôt que de présenter une ébauche, une copie souvent bâclée (par faute de moyens) de tels systèmes, on va chercher l’antidote, puisqu’il existe déjà, plus simple, moins cher et facilement adaptable dans n’importe quel contexte. Alors, contre-attaque, balles arrêtées, rideaux défensifs et intensité physique dans les duels. Jusqu’à la longue touche, comme mortier pour plomber droit dans une défense. Le plus drôle étant que les grosses sélections ont parfaitement mesuré le risque. Au point de vouloir limiter elles-mêmes cette nouvelle tendance. Ainsi, dans notre exemple, l’Allemagne ou l’Espagne en sont venues à tenir le ballon pour le tenir. Comme un but en soi. Pour éviter de prendre un contre (ce qui est arrivé), un but sur coup franc ou corner. Elles ont peu à peu laissé de côté la finalité de leur système.

 

Russie 2018 a souligné l’écart diminuant entre nations « majeures » et la grande masse. Il est aussi important de se demander « comment » que « pourquoi ». Dans cette optique, il faut se rendre à l’évidence que les pays traditionnellement de premier rang ne sont plus des locomotives destinées à entraîner le convoi vers l’avant. Elles doivent au contraire faire face à une dynamique inverse, tendant à freiner sa domination. Et tous les moyens sont possibles. La loco perd de sa vitesse, le centre de gravité s’est déplacé. Vers l’arrière. Malgré ses belles images, Russie 2018 nous fait entrevoir aussi la possibilité d’un nivellement par le bas.

 

Heureusement, Russie 2018 aura offert suffisamment de portes ouvertes vers une évolution bien plus intéressante des choses.

 

La suite de ce bilan sera publiée prochainement.