Je n’ai pu m’empêcher de me remémorer l’un des derniers moments de la vie de Gilles Villeneuve. C’était au Grand Prix de Saint-Marin, au circuit d’Imola, le 25 avril 1982.

Cette course était on ne peut plus particulière avant même son lancement, boycottée qu’elle fut par la plupart des écuries britanniques, au cœur de la guerre entre l’autorité sportive mondiale, la Fédération internationale du sport automobile (FISA) et la Formula one constructors association (FOCA), menée par Bernie Ecclestone, qui dirigeait alors l’écurie Brabham. Le geste de boycott se voulait une réplique à une sanction de la FISA contre Nelson Piquet et Keke Rosberg, exclus du GP du Brésil en raison d’un stratagème de réservoir d’eau jugé illégal par la FISA, stratagème permettant de contourner durant la course la règle du poids minimum de 580 kilos. Il n’y avait donc que quatorze voitures en piste, celles qui avaient plaidé allégeance à l’autorité sportive de l’époque, comme Ferrari et Renault et d’autres comme Tyrrell, qui avaient levé leur intention de boycott à la toute dernière seconde.

Malgré une domination en qualifications, les deux Renault dûrent abandonner en cours d’épreuve, en raison de bris de moteur, dont René Arnoux qui menait la course jusqu’au 44e tour. La porte était donc ouverte pour que Gilles Villeneuve s’empare de la commande du GP, devant son coéquipier Didier Pironi. C’est alors que vint la controverse.

Devant l’absence de menace derrière eux et avec une inquiétude grandissante quant à l’usure des pneus et à la consommation de carburant, Ferrari imposa la loi de la prudence à ses deux pilotes, en leur présentant le panneau « SLOW » en bordure de piste, ce qui était la seule façon de communiquer à l’époque. Villeneuve en déduit alors que les positions du moment allaient être respectées et leva le pied, pour mieux s’apercevoir, non sans surprise, que Pironi en profita alors pour le doubler. Nullement inquiet et croyant que son coéquipier ne voulait qu’animer le spectacle, Villeneuve n’en fit guère de cas et s’invita à la danse lui aussi, ce qui donna à l’histoire de la F1 l’un de ses duels les plus mémorables. À la télévision britannique, malgré l’absence des communications radios comme nous connaissons aujourd’hui, les commentateurs Murray Walker et James Hunt firent éventuellement allusion au fameux panneau et en déduirent qu’il y aura certainement des tensions après la course, mais préfèrent s’en tenir au jeu spectaculaire auquel se livre Pironi et Villeneuve.

En amorçant le dernier tour en tête, le pilote québécois est convaincu qu’il y restera en toute quiétude et laisse tomber ses gardes. Au virage Tosa, Pironi en profite pour passer Villeneuve, qui n’en revient pas. Quelques secondes plus tard, le Français reçoit le drapeau à damier en premier, quelques centimètres à peine devant un Gilles Villeneuve, hors de lui. La cérémonie de podium qui suit nous montre un Didier Pironi triomphant et un Gilles Villeneuve de glace. Ça vous rappelle quelque chose?

Équipe vs pilote

Laissons de côté la triste suite des événements, bien documentée du reste et encore là, teintée de contradictions quant au véritable état d’esprit de Gilles Villeneuve à l’aube de son tour de qualification fatal à Zolder. Je tenais simplement à revenir sur cet événement, qui remonte à il y a plus de 30 ans, uniquement parce qu’il met en perspective la conclusion tout aussi controversée du Grand Prix de Malaisie, il y a quelques heures, à Sepang.

Dans les deux cas, on se retrouve dans une situation sportive identique et dans un contexte de décision tout aussi identique. Malgré trois décennies qui les séparent, les deux scénarios possèdent la même base : une écurie a demandé à ses pilotes d’agir en fonction de l’intérêt collectif et l’un d’eux a choisi l’intérêt personnel, soulevant l’indignation de celui qui a obtempéré de bonne foi. Gilles Villeneuve et Mark Webber ont subi le même affront, Sebastian Vettel et Didier Pironi partagent la même « désobéissance », bien que dans le cas de ce dernier, elle ne s’est pas manifestée au grand jour comme ce fut le cas pour Vettel, en cette ère moderne des télécommunications.

Cela ne fait qu’alimenter un débat qui, nous le voyons aujourd’hui, n’en finira probablement jamais. Qui doit primer, le pilote ou l’écurie? Où est la ligne de démarcation entre la liberté pure de courser et la sagesse de protéger sa position? La F1 est-elle vraiment un championnat de pilote, après tout?

À la base, je suis de ceux qui rêvent d’un vrai championnat de pilote où la dextérité au volant, la témérité bien dosée, l’adaptation rapide aux circonstances et la faculté de préservation des composantes de la voiture dictent les victoires et les défaites. Mais cela tient de l’utopie, du moins en partie. Un mauvais pilote ne pourra pas jamais remporter un titre, aussi bonne soit la monture, mais même un très grand pilote ne saurait être titré, au volant d’une mauvaise monoplace.

Or, en acceptant cette réalité, qui ne date pas d’aujourd’hui, on accepte aussi que parfois la F1 nous plonge dans des situations comme celles que nous venons d’évoquer. Les ressources investies dans le développement des voitures sont telles, chaque point de championnat vaut tellement et la sécurité est si souvent mise à risque, qu’on doit parfois accepter d’aller contre-nature et imposer des « accommodements raisonnables » aux pilotes.

J’ai admiré le dépassement de Vettel et j’ai savouré chaque seconde du duel Pironi-Villeneuve, à une exception près. Dans les deux cas, cela ne s’est pas fait dans le plus pur esprit sportif. Que cela plaise ou non, les vainqueurs ont profité de la vulnérabilité de leur coéquipier, vulnérabilité qui n’avait rien à voir avec la voiture, ni avec son pilote, ni avec la circonstance de la course.

Webber et Villeneuve avaient raison d’être hors d’eux-mêmes. Vettel n’avait aucune autre option que d’offrir rapidement ses plus plates excuses. Le tragique destin de Didier Pironi l’aura privé de l’occasion de faire la même chose, éventuellement…