Jean Béliveau n'occupait pas son siège habituel, à quelques pas du banc de l'équipe dont il a été le plus illustre capitaine, quand le Canadien est rentré à la maison, mardi soir.

Celui qui a flanqué une bonne frousse à l'ensemble des Québécois, en étant victime d'un AVC il y a quelques semaines, retrouve lentement ses énergies. Pour l'instant, chaque sortie, chaque activité, si simple soit-elle, le laisse au bord de l'épuisement.

Même s'il ne le dit pas dans ces termes-là, Béliveau revient de loin. Le renouvellement planifié de son défibrillateur cardiaque (pacemaker) en est peut-être la cause, mais il n'en est pas très sûr.

Il est entré à l'hôpital pour y subir une intervention chirurgicale de moins de deux heures. Il est revenu à la maison dès le lendemain avant d'être terrassé par un malaise 24 heures plus tard. Il a sombré dans un état second. On l'a senti perdu, incohérent. On l'a ramené d'urgence à l'hôpital où, pendant deux jours, il n'a été là que de corps. Il ne se souvient de rien. Il y est resté durant 18 jours.

«J'ai demandé à Élise si j'avais perdu conscience, rappelle-t-il. Je suis resté conscient, mais selon ma femme, je me suis mis à divaguer en utilisant des mots qui n'existent pas.»

Il a temporairement perdu l'usage de la parole. Il a craint que son élocution ne revienne pas. Pour un homme comme lui, qui a passé une carrière entière à prêcher la bonne parole du Canadien d'un bout à l'autre du pays, perdre la voix aurait été catastrophique. Plus important encore, il a craint la paralysie. Les séquelles d'un AVC sont parfois cruelles, intraitables.

Durant l'entrevue, il répète souvent qu'il a été favorisé par la chance. Il parle d'un léger AVC dont les effets se limitent pour l'instant à une fatigue extrême qu'il devrait traîner durant quelques mois encore, selon les spécialistes.

«Honnêtement, après avoir entendu ce que les médecins m'ont raconté et après avoir analysé la situation, je me considère chanceux de m'en être tiré de cette façon, précise-t-il. Je pourrais être confiné à un fauteuil roulant ou je pourrais ne plus être là. Et actif comme je le suis, je préférerais être parti qu'être cloué à un fauteuil roulant.»

Toutes sortes d'idées noires l'ont accompagné durant ses premières journées d'hospitalisation. Il a pensé aux siens, bien sûr, et à la peine qu'il leur causait en reposant dans un état aussi inquiétant. Il s'est même inquiété pour son écriture, l'une des plus lisibles et des plus appliquées du sport professionnel. Allait-il être encore capable de signer son nom? Quelle forme sa signature légendaire allait-elle prendre?

Il est à la veille d'en connaître la réponse. De pleins sacs de courrier d'admirateurs l'attendent. Quand il retrouvera la forme, sa fille Hélène lui remettra tous les messages d'encouragement qu'il a reçus depuis cette malchance. Pour le moment, elle protège son célèbre père contre lui-même puisqu'il est incapable de se limiter à une lecture de cinq ou dix messages. Il peut consacrer jusqu'à cinq heures quotidiennement à la lecture et à la réponse de son courrier.

Même s'il a tout prévu...

Le plus grand joueur de centre dans l'histoire du Canadien n'en est pas à sa première grande frousse. Il y a 10 ans, une tumeur maligne au cou a semé beaucoup d'inquiétude autour de lui. Le plus inquiet a été Béliveau lui-même qui, pendant sa longue période de rémission, tâtait sa gorge chaque matin afin de s'assurer que le mal ne refaisait pas sournoisement surface. Encore la semaine dernière, un simple mal de gorge l'a ramené à ces moments traumatisants. Comme quoi, un cancer ne s'oublie jamais.

«À l'époque, j'étais malade, mais je souffrais surtout de voir les miens s'inquiéter, mentionne-t-il. Je ne me vante pas, mais je réalise que je suis un gros morceau dans la famille».

Tu parles. Il est le chef adoré d'un clan formé de quatre beautés: sa femme Élise qu'il a épousée il y a plus de 50 ans, son unique enfant, Hélène, qui lui a donné deux petites-filles, Magalie et Mylène, sur lesquelles il n'a jamais cessé de veiller depuis le suicide de leur père, un ex-policier.

Chez les Béliveau, les dimanches soirs sont consacrés au souper familial, soit à la maison, soit au restaurant. Il se sent bien quand elles sont là autour de lui. Il veille sur elles comme s'il s'agissait de la mission la plus importante de sa vie. Et elle l'est sûrement puisqu'il a déjà refusé le poste prestigieux de gouverneur général du Canada pour pouvoir accorder à ses petites-filles toute l'attention et tout l'amour dont elles avaient besoin en étant privées d'une présence paternelle.

«Même quand on croit avoir tout planifié, même si tes affaires sont bien préparées, ça ne presse pas qu'on vienne te chercher, dit-il, l'air amusé. D'ailleurs, je l'ai fait remarquer au boss, en haut. Je lui ai demandé de me donner quelques années encore. Je suis très chanceux qu'il ait tenu compte de ma demande.»

Béliveau revient souvent sur le fait qu'il est perturbé quand il constate que les femmes de sa vie s'inquiètent à son sujet. Il ne voudrait jamais constituer un poids pour elle. C'est pourquoi il insiste sur le fait qu'il aurait préféré mourir plutôt que de les obliger à pousser son fauteuil roulant. À ce sujet, il raconte une expérience touchante qu'il a vécue durant son séjour à l'hôpital.

Un soir qu'il regagnait sa chambre après le départ de sa femme et de sa fille, il a aperçu une famille complète en pleurs dans un couloir. Le père, pas très âgé, probablement victime d'un AVC lui aussi, avait perdu l'usage de la parole. Il s'est arrêté pour leur parler. Il a tenté de les encourager en leur disant que ces choses-là se replacent parfois avec le temps, même s'il n'en était pas très sûr lui-même.

«Je suis retourné à ma chambre en me disant que cela aurait pu m'arriver et que cette famille en pleurs dans le couloir aurait pu être la mienne, souligne-t-il. Quand tout ce que j'ai accompli dans ma vie a souvent nécessité que je sois un meneur, je ne pourrais pas accepter de dépendre des autres dans les derniers moments de ma vie.»

Il lui faut s'arrêter

Quand on lui demande si cet avertissement majeur signifie qu'il rentrera maintenant dans ses terres en cessant complètement ses activités à l'âge respectable de 78 ans, il répond «probablement», sans trop de conviction.

Il sait qu'on continuera de frapper à sa porte. Il sait aussi qu'il a toujours eu du mal à dire non. Peut-être que son corps répondra pour lui, finalement. Déjà, il affirme que quitter la maison et se rendre à l'aéroport constitue pour lui une montagne qu'il ne se sent plus capable de gravir. On le sent à la limite de ses énergies, lui qui a déjà beaucoup donné.

Il affirme qu'il fera beaucoup moins d'apparitions publiques, mais ça fait tellement longtemps qu'on l'entend, celle-là. En fait, il se demande encore quelle formule il pourrait utiliser pour dire non à des gens qu'il connaît depuis plus d'un demi-siècle.

«La situation la plus loufoque, je l'ai vécue dernièrement quand un homme que je connais bien m'a fait remarquer que le temps était venu pour moi de me reposer. J'en avais fait déjà suffisamment, m'a-t-il dit. Il n'avait pas fini de m'offrir ses recommandations qu'il m'a demandé si je pouvais présider son souper-bénéfice. Parfois, les gens pensent qu'ils sont les seuls à me demander une faveur», dit-il en souriant.

Cet AVC l'a frappé dans un bien mauvais moment. Il l'a empêché de remplir son mandat de capitaine honoraire de l'équipe canadienne de hockey aux Jeux olympiques de Vancouver. Dans son bilan de carrière, deux grands événements lui ont échappé: La série du siècle en 1972 et une présence aux Olympiques. Il était donc fébrile à l'idée d'apporter sa modeste contribution à ces Jeux.

«J'ai bien apprécié le geste de Steve Yzerman et de Bob Nicholson, de Hockey-Canada, qui m'ont téléphoné de l'aréna immédiatement avant le match de la finale pour me préciser qu'il aurait bien aimé que je sois là. J'ai été très déçu de ne pas pouvoir m'acquitter de cette mission. J'avais mes billets d'avion en poche avant cette mésaventure.»

Mais il y a pire dans la vie. Il est bien placé pour le savoir. Grâce au ciel, il a encore toutes ses facultés intellectuelles. Il n'est pas privé de sa motricité. Il peut encore jouir totalement des précieuses années qu'il lui reste.

«C'est ce que j'ai retenu de cette malchance, dit-il. Il ne faut pas se laisser assommer par les circonstances. J'ai considéré ça comme ma deuxième grande bataille en 10 ans. Heureusement, la Providence a voulu que je m'en sorte pas trop éclopé.»