C'était le 18 décembre 2010, un peu moins de deux ans avant l'expiration du contrat collectif des joueurs dans la Ligue nationale de hockey. Ce jour-là, les joueurs ont confirmé l'embauche de Donald Fehr. Et à moins d'être totalement inconscients, ils ont aussi compris qu'avec lui à bord, la saison 2012-2013 ne s'amorcerait pas à la date prévue. Pas avec un entêté comme Gary Bettman devant lui.

Le même jour, dans les bureaux de la ligue, à New York, Bettman a probablement pris la décision de décréter un lock-out dès la fin d'une entente qui n'a pourtant fait que des riches dans les deux camps, donnant ainsi entièrement raison à Fehr et aux joueurs qui déclarent qu'un lock-out devrait être une mesure de dernière instance et non un élément de négociation.

L'embauche de Fehr n'annonçait rien de bon, c'est assez évident. D'un côté, la décision des joueurs de choisir un leader qui avait déjà paralysé le baseball, en annulant un événement mythique comme les Séries mondiales, était justifiée. Il leur fallait mettre de l'ordre dans une association, sans chef de file crédible, qui ne savait plus où donner de la tête. De l'autre, en choisissant un homme extrêmement dur, qui n'accepte jamais un non comme réponse, ils fonçaient vers un autre conflit de travail qui risquait d'écoeurer les amateurs au point d'en voir plusieurs, en territoire américain, leur tourner le dos à jamais.

Non seulement Bettman a-t-il vu se poindre dans le hockey un homme menaçant, mais il a probablement perçu la nomination d'un négociateur, qui ne connaît pas la signification du mot défaite, comme un geste de provocation de la part des joueurs. Ce qui explique qu'il ait rapidement annoncé ses couleurs au début de l'été en laissant planer la menace d'un lock-out. Ce qui semblait une menace pour les joueurs et pour le public était en fait un geste drastique depuis longtemps enclenché dans la tête du petit Napoléon qui fait figure de commissaire.

Il y a deux ans, je l'admets, je voyais d'un très mauvais oeil Donald Fehr débarquer à New York avec ses gros sabots. Je l'imaginais déclarer haut et fort qu'il mettrait fin à «l'exploitation» des joueurs. Je le voyais donner un solide coup de poing sur la table dès la première rebuffade de Bettman. Or, rien de tout ça ne s'est produit. La rigidité de Fehr à la table des négociations n'a d'égale que son habileté à protéger son image. Comme bagarreur, il a jusqu'ici été sans reproche. Il a été d'une fermeté polie avec la partie adverse, d'une généreuse disponibilité envers les médias et d'une écoute qui lui a permis de gagner la confiance de ses membres. Il les guide quotidiennement en leur faisant profiter de sa vaste expérience et il tend l'oreille aux suggestions qu'ils lui font. Jusqu'ici, on n'a pas assisté au «one man show» prévu.

Dans le camp adverse, c'est l'arrogance naturelle de Bettman qu'on retient. On se souvient de ce qu'il a accompli en 2004 et personne ne doute qu'il veut en remettre. Son refus de négocier pue l'intransigeance. Juste pour éviter d'avoir à faire des concessions majeures dans cette négociation, on le sent prêt à sacrifier une autre saison complète. Lui d'abord, le hockey ensuite.

Jusqu'ici, la bataille de l'image a été facilement remportée par Fehr qui, sans être plus enclin à négocier que son rival, est apparu nettement plus ouvert et plus sympathique. Surtout que les joueurs, à qui on en redemande après une réduction salariale de 24% il y a huit ans, font presque figure d'employés sur lequel on s'acharne.

Le hockey court un danger

Il y a quelque temps, Serge Savard s'est dit confiant de voir le conflit prendre fin dans un délai relativement court. Il en est moins convaincu aujourd'hui.

«Disons que votre idée est aussi bonne que la mienne, dit-il. Personne ne sait vraiment comment ça va se terminer.»

À ses yeux, il n'y a rien sur la table qui justifie un lock-out prolongé. L'argent est là, à la portée des deux clans. Comment pourraient-ils sacrifier trois mois d'une saison de hockey à tenter de trouver une façon de se le partager?

«La dernière fois, ils se sont battus pour le principe d'un plafond salarial. Cette fois, ça pourrait se régler plus rapidement parce que c'est surtout une question de placer les chiffres dans les bonnes colonnes. Le point majeur, on est tous d'accord, est le partage des revenus. Les joueurs ont profité de 57% des revenus en fin de contrat. Quand on observe ce qui se passe dans les autres sports, ça se situe entre 48% et 51%. S'ils se dirigeaient vers un partage de 50-50, ça pourrait se régler rapidement. S'ils refusent d'aller dans cette direction, ça va durer un bon moment», ajoute-t-il.

Si jamais le conflit perdure, l'ex-directeur général du Canadien croit que l'unité des joueurs risque de s'effriter, car les plus hauts salariés de la ligue auront beaucoup de mal à l'accepter.

«Actuellement, on assiste à une bataille d'enfants gâtés. Personne ne va pleurer là-dessus», souligne-t-il.

Savard ne s'en cache pas, il lui arrive d'être inquiet pour la santé d'un sport qui ne s'est jamais aussi bien porté. Pour justifier cette inquiétude, il établit une comparaison entre deux époques pas si lointaines.

Lors d'une récente visite au Centre Bell, il dit avoir aperçu son chandail sous lequel on avait placé des billets de la Série du siècle en 1972. C'était des billets que les amateurs s'étaient procurés à 6.50$ et à 7$ l'unité.

«Dans le temps, les gens gagnaient entre 200$ et 300$ par semaine, explique-t-il. Cela signifie que ceux de la classe moyenne avaient la possibilité d'aller au Forum. Aujourd'hui, l'amateur dont le salaire hebdomadaire est de 1 000$ ne peut pas se payer des billets à 100$ ou 200$ quand il lui en reste 500$ dans ses poches. Cela signifie que le sport professionnel n'est plus à la portée de la classe moyenne.»

Pour voir évoluer le Canadien, Savard ajoute qu'une paire de billets, séries incluses, va chercher dans les 15 000$ par saison. C'est 30 000$ avant impôt.

«Qui a les moyens d'investir 30 000$ dans deux abonnements de saison? Voyez ce que je veux dire? Le produit était accessible, mais il ne l'est plus», ajoute-t-il.

Serge Savard se dit inquiet pour le bon fonctionnement du hockey. «C'est comme dans n'importe quel business, précise-t-il. Ils vont connaître des problèmes en cours de route. Ça ne marchait pas fort au Centre Molson en 1996 et 1997. De grands coups de marketing ont été réussis, ce qui a contribué à replacer les choses. La saison dernière, quand l'équipe n'allait pas bien, il y avait beaucoup de bancs vides. On aurait donc tout intérêt à se montrer prudent. Si votre journal passe de 75 cents à 3$, il y a beaucoup moins de gens qui vont l'acheter. En somme, il faut que les deux parties impliquées dans ce conflit étudient sérieusement le roulement futur de leur entreprise», conclut celui qui revendique les deux dernières coupes Stanley, à titre de directeur général, à Montréal.