Quand je passais de chaudes journées d’été, assis dans la cour arrière de la résidence familiale, à dévorer les deux grands quotidiens provenant de l’extérieur de ma région pendant que des copains du même âge préféraient jouer à la balle, je rêvais secrètement de marcher un jour dans le sillon de Claude Larochelle, du Soleil, et de Jacques Beauchamp, de Montréal-Matin, dont je buvais quotidiennement les écrits.

J’avais l’imagination fertile. La tête dans les nuages, je me voyais éventuellement bûcher sur une vieille machine à écrire sur la passerelle du mythique Forum de Montréal, là où le Canadien se plaisait à humilier ses adversaires en empilant les coupes Stanley. Mais la cathédrale du hockey me semblait bien loin de mon Chicoutimi natal. J’y rêvais sans trop savoir comment y accéder.

J’ignorais si j’en avais le talent. Je n’avais pas fait d’études en journalisme. Sur les bancs d’école, les cours de français étaient ceux auxquels j’accordais le plus d’importance et comme le français ne captivait pas mes voisins de classe, le prof attitré de ce cours, heureux d’avoir trouvé un client intéressé, m’accordait beaucoup d’attention.

Je suis sans doute né sous une bonne étoile. Le roi de la presse sportive de l’époque, Jacques Beauchamp, nouvellement embauché par Pierre Péladeau pour rendre crédible son quotidien presque naissant, le Journal de Montréal, est parti à la chasse aux jeunes journalistes à travers le Québec afin de bâtir une salle de rédaction qu’il souhaitait jeune et durable. J’ai eu la chance d’être l’un de ceux-là. Sitôt arrivé, j’ai même osé lui préciser, moi une verte recrue, que j’ambitionnais de couvrir du hockey. Il s’en est souvenu. Un an et demi plus tard, je faisais déjà mes premiers pas à la couverture du Canadien après une saison passée à suivre sa filiale des Voyageurs, dans la Ligue américaine. J’aurais dorénavant ma place sur la passerelle du Forum aux côtés de vieux routiers du métier. Il aurait fallu un char d’assaut pour me sortir de là.

C’est avec beaucoup de nostalgie que j’ai assisté à la fermeture du vétuste Forum. Quelques jours avant qu’on amorce sa destruction, je me suis permis une coquetterie en demandant à l’excellent photographe du Canadien, Bob Fisher, d’immortaliser le moment par une photo spéciale. Après tout, j’avais pondu mille histoires durant les 29 dernières années de cet édifice. Je me suis présenté un matin, en habit cravate, mon ordinateur à la main, en me disant que la seule photo logique était celle qui pouvait me représenter au travail à mon siège permanent, le numéro 60.

Fisher avait une autre idée en tête. « Tu es un ti-cul de Chicoutimi, alors on va faire une photo de ti-cul », m’a-t-il dit. Il m’a demandé d’aller m’asseoir en plein centre de la patinoire, les jambes croisées, sur le sigle du CH. Cela a donné un cliché qui m’est aujourd’hui très cher et qui orne cette chronique.

Des défilés à répétition

La suite a été inimaginable, digne de ces films qu’on aime visionner plusieurs fois. Dès ma première saison sur le beat, le Canadien a remporté la coupe, la dernière de Jean Béliveau, en 1971. Le Canadien en a gagné six avant la fin de la décennie. Il en a ajouté deux autres en 1986 et 1993. Dans une ville super excitée, j’ai dû couvrir huit défilés totalement fous. Huit défilés à rapporter la joie et l’incroyable bonheur de fans extrêmement fidèles qui, d’ailleurs, le sont toujours.

Toute bonne chose a une fin. Aujourd’hui, après 52 ans d’écriture, après plusieurs centaines d’entrevues, après des milliers de textes et plusieurs millions de mots, quelques prix provinciaux de journalisme, une intronisation au Panthéon du hockey et d’inoubliables couvertures olympiques, j’accroche mon ordinateur avec l’humble satisfaction du travail accompli.

Pour un journaliste de sport, c’est un privilège de vivre et de raconter l’histoire d’une organisation prestigieuse connue à la grandeur de la planète. Ça permet d’écrire de belles histoires quand elle gagne, mais c’est également vrai quand elle perd. J’ai souvent puisé au fond de moi-même pour publier l’histoire du jour. J’aurais marché sur les coudes pour un scoop. Symboliquement, il m’est arrivé quelques fois de le faire.

Je ne cacherai pas qu’il y a un avantage certain à vivre dans le quotidien d’une équipe aussi aimée et suivie, comptant pas moins de 56 membres au Panthéon de la renommée du hockey. L’image du Canadien est si puissante que les journalistes qui sont affectés à son quotidien deviennent invariablement des personnalités à leur tour. Ils doivent au prestige de l’organisation leur notoriété et, dans certains cas, leur place unique au panthéon.

Je suis reconnaissant pour le parcours que j’ai connu. Franchement, je n’aurais jamais souhaité que les choses se passent différemment, même si j’avais voulu pouvoir en faire plus. J’aurais aimé posséder un talent naturel pour l’écriture, ce qui n’était pas le cas. N’est pas Foglia qui veut. Rien ne m’est venu sans effort. C’est encore vrai aujourd’hui. J’ai le sentiment d’avoir tout donné avec le talent que j’avais. Je n’ai pas toujours été bon, mais je ne me souviens pas d’une journée au cours de laquelle je n’ai pas essayé. J’ai émis des commentaires qui n’ont pas toujours obtenu votre approbation, mais je l’ai toujours fait très honnêtement en me disant que les lecteurs qui se procurent un journal méritent vraiment de savoir ce qui se passe, sans qu’on cherche à protéger qui que ce soit au détriment de la vérité.

Bertrand Raymond et la famille CrosbyDes émotions

Ma carrière a été axée sur l’émotion. J’ai tenté d’humaniser le sport et ses gens. C’était important qu’on réalise que les héros sportifs, des gens comme tout le monde à la base, ne sont pas exempts de la maladie et des différents travers de la vie. Une façon aussi de réaliser que la chance de connaître une vie sans pépins n’est pas donnée à tout le monde. C’est d’ailleurs ce qui m’avait incité, moi un gars de sport, à suggérer à mes patrons d’aller raconter le déluge au Saguenay en 1996 où deux enfants d’une même famille avaient cruellement perdu la vie. J’étais si chamboulé par cette catastrophe naturelle, qui avait même emporté la maison de mon enfance, qu’il fallait que j’y sois.

À mes débuts, le sport était pour moi une simple affaire de statistiques, de victoires et de défaites, sans plus. Puis, la vie s’est chargée durement de me rappeler que cette façon de voir les choses était bien superficielle. Le décès tragique de mes parents dans un accident de la route à deux jours de notre mariage et la mort de mon jeune frère dans des circonstances similaires six ans plus tard ont ouvert les écluses de ma sensibilité. Je n’ai plus jamais raconté mes histoires avec le détachement du gars qui n’en avait que pour des exploits sportifs.

Au nombre des histoires du Canadien qui ont profondément touché le Québec, il y a eu le miraculeux retour au jeu de Saku Koivu à la suite d’un cancer qui s’annonçait virulent, le triste retrait du chandail de Bernard Geoffrion qui a rendu l’âme quelques heures avant la cérémonie qu’il avait si longtemps souhaitée et la perte en mer de Laura Gainey, fille de Bob, qui n’a plus jamais été le même directeur général à la suite de cette tragédie immonde.

Le sport m’a permis de croiser de grands athlètes, dont Guy Lafleur, le meilleur de tous. Flower a été le patineur le plus excitant, celui sur qui une équipe pourtant bondée de joueurs étoiles s’appuyait pour gagner. Il y a eu Ken Dryden, gagnant de six coupes Stanley en huit ans, et Patrick Roy à qui le Canadien doit ses deux dernières coupes. Et il y a eu le Big Three, Jacques Lemaire, Yvan Cournoyer, Steve Shutt, Henri Richard et le Grand Jean.

Sans compter quelques dirigeants dont je garde un souvenir impérissable : Sam Pollock, Scotty Bowman, Ronald Corey, Pierre Boivin, Serge Savard et George Gillett.

Monsieur Béliveau

Béliveau est la personnalité qui m’a le plus marqué. À la recherche d’un conseil judicieux, on pouvait toujours compter sur lui. Pour quelques vétérans du métier, sa porte était toujours ouverte. Elle l’a été pour moi jusqu’à l’heure douloureuse de son départ, une marque d’amitié que je ne vivrai pas assez vieux pour oublier.

Le lien qui m’unit à Jacques Demers m’est également très précieux. La vie a été excessivement injuste pour cet homme bon dont le parcours a été des plus particuliers.

Un autre évènement marquant sur le plan personnel est survenu quand j’ai eu l’insigne honneur de porter la flamme olympique à 66 jours des Jeux de Vancouver. Être du nombre des 12 000 porteurs de la flamme dans un pays peuplé par 34 millions d’habitants est un privilège. On m’avait prévenu que courir en brandissant bien haut le flambeau devant une foule excitée serait une expérience unique. J’étais sceptique. Après tout, un flambeau n’était rien de plus qu’un flambeau. Pas celui-là, cependant. Après avoir passé la majeure partie de ma carrière à tenter de traduire des émotions, je n’ai pas trouvé les mots ce jour-là pour exprimer les miennes. C’était magique. Comme l’a été tout ce que j’ai vécu au cours des 52 dernières années.

Aujourd’hui, je m’en vais vérifier par moi-même s’il y a une vie après le journalisme. Comment en être sûr quand l’encre de ma plume n’a pas cessé de circuler dans mes veines durant toutes ces années? Cette fois, j’ai la satisfaction de partir dans un moment personnellement choisi et selon mes propres conditions, contrairement à ce qui s’était passé il y a neuf ans à la suite d’un regrettable lock-out.

Depuis, j’ai été traité royalement par RDS grâce à qui j’ai pu prolonger cette merveilleuse aventure. À mes patrons, aux estimés collègues et aux lecteurs, qui m’ont fait l’honneur de me suivre durant plus de cinq décennies, j’offre toute ma gratitude.

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