J'ai connu Denis Brodeur avant même de venir faire carrière à Montréal. Dire que je l'ai connu est un bien grand mot. Je l'ai plutôt observé, le regard admiratif, quand il m'a pris en photo avec le premier gérant des Expos, Gene Mauch. C'était la première fois que je le voyais en personne. J'ai été impressionné par sa façon de travailler.

C'est facile de se souvenir de la date de l'événement : le 14 avril 1969. C'était à l'occasion du premier match local des Expos dans le baseball majeur. L'agent O'Keefe de Chicoutimi, Roland Hébert, avait invité un groupe de journalistes sportifs de la région à ce match. Il avait demandé à Brodeur, qu'il avait dirigé à Victoriaville pendant la saison que le photographe avait jouée aux côtés de Jean Béliveau, de voir à ce que les journalistes de son patelin quittent le Parc Jarry avec un souvenir tangible de cette journée historique. J'ignore comment Denis s'y est pris, mais il a attiré Mauch, qui n'était pas toujours commode, de son côté afin qu'il puisse prendre chacun de nous en photo avec lui.

Il y avait une telle effervescence dans le petit stade du nord de la ville. Le tout Québec politique était là, dont le premier ministre Jean-Jacques Bertrand. Le maire Jean Drapeau, le commissaire du baseball majeur Bowie Kuhn, le président de la Ligue nationale de baseball Warren Giles étaient tous sur le terrain. Denis passait de l'un à l'autre en captant des dizaines et des dizaines de clichés. On ne lui refusait aucune demande puisqu'il était déjà plus connu que la majorité des gens qu'il prenait en photos.

Je me suis dit qu'on ne verrait jamais l'ombre d'une photo prise avec Gene Mauch. Brodeur avait des chats plus importants à fouetter que ces inconnus venus du Saguenay. Nos photos allaient sans doute se perdre dans sa chambre noire. Pas grave que je me suis dit, on aura quand même passé une très belle journée.

Vous savez quoi? Quelque 44 ans plus tard, ma photo avec Gene Mauch est encore rangée dans ma boîte à souvenirs. Denis avait trouvé le temps.

Il a toujours été généreux de son temps, peu importe que la demande vienne de Jean-Jacques Bertrand... ou de Roland Hébert. Le photographe Bob Fisher, qui a pris la relève de Brodeur pendant 25 ans chez le Canadien, est celui qui me résume le mieux le genre d'homme qu'était cet as de la lentille emporté par un cancer au cerveau.

« Si tu étais un ami de Denis Brodeur, tu étais son ami pour la vie », précise-t-il. Ils sont nombreux à pouvoir en témoigner.

Le Canadien, dans sa glorieuse histoire, a eu la chance de voir ses plus grands exploits immortalisés en photos par des photographes qui se sont bâti de belles réputations par la même occasion : David Bier, Brodeur, Toto Gingras, John Taylor, Michel Ponomareff, qui a vaincu un cancer du colon, et quelques autres. Brodeur a inspiré quelques jeunes photographes, dont Bernard Brault qui n'en finit plus de collectionner les hommages et les prix prestigieux.

Sachez que tous les commentaires élogieux qui déferleront sur le disparu au cours des prochains jours correspondront parfaitement à la réalité. Denis était un homme bon, un homme à la voix douce qu'il n'a jamais utilisée pour dénigrer qui que ce soit. Un photographe gentilhomme.

Il y a deux ans, son fils Martin a connu sa première saison de misère dans la Ligue nationale. Rien n'allait pour lui. Il ne parvenait plus à grouper des victoires. Ici et là, on a commencé à se demander s'il était un athlète fini. Des propos qui ont blessé son père à qui rien n'échappait. Dans la peine qu'il a ressentie, Denis est resté fidèle à lui-même.

« Martin a tellement profité d'une bonne presse durant sa carrière que nous n'avons rien à redire, m'avait-il dit. Nous ne sommes pas du genre à téléphoner aux médias quand il leur arrive de raconter des choses erronées à son sujet. »

Denis et Martin Brodeur représentaient l'un des plus attachants duos père et fils de la scène sportive. Une union que j'oserais comparer à celle de Gordie Howe et de ses fils. Les Brodeur ont écrit un pan de notre histoire sportive à leur façon. Parce qu'ils ont tous les deux porté de grosses jambières et parce qu'ils ont été couronnés aux Jeux olympiques dans des époques différentes, ce parcours familial a sans doute contribué à cimenter le respect et l'affection qu'ils se vouaient mutuellement. Malgré la notoriété canadienne de son père, Martin était évidemment la vedette incontestée de la famille. Pourtant quand Denis avait un conseil à lui offrir ou une simple remarque à lui faire, Martin écoutait et prenait bonne note de la recommandation.

Quand il traversait une période difficile, Martin savait qu'il trouverait le réconfort souhaité à la maison de Saint-Léonard, parmi ses parents, ses frères et soeurs. Quand il remportait la coupe Stanley, c'est dans la cour arrière de la résidence familiale qu'ils fêtaient l'événement avec la parenté et les amis. C'est arrivé trois fois. J'ai eu le bonheur d'être invité à l'un de ces rassemblements. Je dis le bonheur parce que c'en était un de passer une heure ou deux avec des gens aussi naturellement chaleureux.

Leur première coupe ensemble

Je disais donc que Bob Fisher a été à l'emploi du Canadien durant un quart de siècle. À titre de pigiste après une association aussi longue avec le Canadien, Brodeur est devenu un mentor et un ami. Fisher raconte une anecdote plutôt drôle impliquant Brodeur qui lui a servi de leçon.Bertrand Raymond et Denis Brodeur

C'était au printemps de 1986 quand Claude Lemieux a marqué le but gagnant dans le septième match de la série contre Hartford permettant ainsi au Canadien de poursuivre sa route vers la coupe Stanley. C'était sa première année sur le beat. Fisher a réagi beaucoup plus en fan du Canadien qu'en photographe sur le jeu.

« J'ai été tellement surpris par le but que j'ai oublié d'appuyer sur le bouton de ma caméra, raconte-t-il. Denis, lui, avait gardé le doigt sur le bouton, obtenant des photos au rythme de trois ou quatre à la seconde. Il avait toute la séquence qui avait mené au but et la célébration qui avait suivi. Ce soir-là, le fan que j'étais a été supplanté par le professionnel. »

Son premier voyage avec le Canadien, c'est avec Brodeur qu'il l'a fait. Ils sont revenus de Calgary avec la coupe Stanley. François-Xavier Seigneur, alors vice-président marketing de l'équipe, avait eu l'idée d'ajouter un deuxième photographe sur la route, un luxe à l'époque, parce que si le Canadien remportait la coupe là-bas, ils ne seraient pas trop de deux hommes pour couvrir l'événement.

Denis, le pigiste, et Bob, le photographe attitré de l'équipe, ont formé toute une équipe. Quand il a été établi que le Canadien gagnerait la coupe, Brodeur lui a demandé une faveur. Chaque fois que le Canadien avait remporté la coupe dans le passé, il avait toujours pris le capitaine avec le trophée à bout de bras. Il tenait à poursuivre la tradition avec Bob Gainey. « Par respect pour Denis, je me suis abstenu », raconte-t-il.

Fisher s'était attardé sur Gainey d'une autre façon. Advenant une victoire, il avait demandé au gérant de l'équipement, Eddy Palchak, de placer les prothèses dentaires de Gainey dans un verre d'eau à la fin du match parce qu'il ne voulait pas le prendre en photos, la bouche ouverte, les dents manquantes, au coeur des célébrations. Il fallait voir Palchak courir vers Gainey sur la glace avec la dentition du jeune capitaine dans un verre. À chacun ses photos.

« Quand je demandais à Denis s'il pouvait m'aider, il répondait toujours : "Qu'est-ce que je peux faire pour toi?" C'était un gars humble, pas du tout vedette même s'il en était une », ajoute le photographe aujourd'hui à la retraite.

Un autographe, monsieur Brodeur?

Quand son fils Martin venait affronter le Canadien, Denis demandait à Fisher la permission de prendre place à ses côtés. À titre de photographe du Canadien, Fisher avait droit au meilleur emplacement dans l'amphithéâtre. Les deux pros effectuaient leur travail, côte à côte, près de la baie vitrée, avec une complicité assez évidente.

Denis Brodeur : un homme humble et passionné
Denis Brodeur : un homme humble et passionné

« Des spectateurs venaient parfois lui quémander un autographe », précise Fisher en souriant.

Martin sur la glace et Denis derrière sa caméra ont joui du même respect dans le public parce qu'ils n'ont jamais cherché à occuper toute la place et parce que leur humilité légendaire ont contribué à faire d'eux des gens extrêmement faciles à côtoyer.

Jeudi, au Centre Bell, on a demandé à la foule d'observer un moment de silence à la mémoire de Denis. Un silence lourd et respectueux que le spectateur le plus étourdi n'a pas osé briser. Un silence total que certains grands athlètes n'ont jamais pu obtenir jusqu'à la toute fin. C'était sans doute une façon de démontrer au disparu tout le bien qu'on a pensé de lui et de la carrière qu'il a connue.

Une scène touchante, à l'image de l'histoire d'amour entre un père et son fils que seul le cancer a pu briser.