MONTRÉAL – Il aura fallu que Pur Vodka remporte des distinctions internationales avant d’obtenir la place souhaitée à la SAQ. Ne voilà qu’un autre exemple de l’expression « nul n’est prophète en son pays ». Dans le monde du hockey, il y a un trio de Québécois qui le démontre à merveille en étant aux commandes d’une équipe de la Ligue nationale suisse. 

Ce club, c’est celui de Genève-Servette qui dispose d’une histoire de plus d’un siècle avec le hockey. Cette tradition n’a pas refroidi les dirigeants de confier les rênes de la formation à Patrick Émond (entraîneur-chef), Louis Matte (adjoint, directeur général adjoint et directeur du développement des joueurs) et Sébastien Beaulieu (entraîneur des gardiens). Et pour être exact, on devrait parler d’un quatuor québécois puisque l’autre adjoint, Jan Cadieux, possède aussi des racines québécoises. 

Le geste de Genève-Servette n’est pas banal. On le comprend bien écoutant cette réponse de Beaulieu.  

« On est un peu la résistance ici. Genève-Servette a pris une décision en donnant l’équipe à Patrick Émond, il devenait le premier entraîneur canadien après une vague de nominations scandinaves à travers notre ligue », a cerné Beaulieu au RDS.ca. 

« Bien sûr, on tient à montrer que la philosophie de Pat fonctionne. En même temps, il y a le confort d’être avec des entraîneurs avec lesquels tu t’entends bien. On a une cohésion assez forte. En même temps, ça reste des postes éjectables donc il faut gagner. Comme ça, le staff restera intact longtemps et on aura bien du plaisir », a-t-il ajouté alors que la quête d’un premier titre en Ligue nationale se poursuit pour Genève-Servette. 

L’influence québécoise au sein de ce club s’est imprégnée de manière fascinante. À la fin des années 1990, Émond et Gary Sheehan (un autre Québécois) faisaient déjà partie des entraîneurs de la relève de cette organisation. 

Ce sont eux qui ont attiré Louis Matte en Suisse. Ce service, Matte ne l’a jamais oublié à un tel point qu’il a ouvert la porte du hockey à une panoplie d’entraîneurs comme Beaulieu, Jean-Philippe Paradis et Simon St-Hilaire sans oublier son frère jumeau, René Matte. 

« Je lui ai promis que si ça marchait bien, il aurait son nom dans l’un de mes corridors à la maison », a réagi, avec humour, Beaulieu qui est débarqué en Suisse, en 2003, à 27 ans.   

« Il a un gros background au niveau des connaissances. Sa passion, c’est sa plus grande force. C’est un bon formateur qui parvient à amener des gardiens plus haut. Ce sont des forces qui ont fait de lui une pièce maîtresse pour nous à Genève », a noté Matte.  

Au Québec, c’était loin d’être facile de percer comme entraîneur des gardiens. Il se souvient d’ailleurs que dix candidats s’étaient présentés pour un poste Midget AAA avec le Blizzard. 

« C’était pour coacher les petits, pas les pros. Faut dire que j’étais tout jeune à l’époque. J’avais envie de voyager, mais surtout envie d’avoir un seul travail. Au Québec, je faisais le Midget AAA, je coachais les filles, je faisais du Sports-Études. Je pense que j’avais 10 boulots en même temps », a-t-il témoigné. 

Beaulieu a découvert une réalité diamétralement opposée en Suisse. Parti au bas de la pyramide de Genève-Servette, sa réputation n’a cessé de grandir le menant même à un rôle avec l’équipe nationale de France depuis huit ans grâce aux recommandations de Cristobal Huet. 

Peu importe le domaine, il y a toujours un sentiment particulier pour ceux qui finissent par être reconnus ailleurs que dans leur pays.  

« Ouais, c’est assez incroyable. J’en parlais avec ma femme (une Genevoise) avant l’entrevue. Je lui disais que je suis complètement méconnu au Québec alors que j’ai une assez belle réputation en Europe. Au Québec, je serais monté dans le junior majeur après combien d’années et avec un petit revenu ? Ici, les choses ont tellement accéléré mon parcours que ça m’a placé dans une voie que je n’avais plus envie de quitter », a répondu Beaulieu qui vit bien avec cette situation. 

« Les gens me demandent souvent si je retournerais au Canada, mais ce serait compliqué pour moi de repartir tout au bas de l’échelle et de coacher junior; je ne me verrais pas. Ç’a changé ma vie », a poursuivi l’enseignant de 44 ans. 

Cependant, sa notoriété, acquise en sol européen pourrait sans doute lui permettre de sauter quelques étapes. 

« Quand j’ai eu mes premiers succès, j’y ai pensé un peu, mais tu ne peux pas choisir d’aller dans la LNH, c’est la LNH qui vient à toi. Tu sais comment ça fonctionne, ça prend le bon timing et de la visibilité. Il faut être connu et je sais que je ne suis pas connu en Amérique. Peut-être qu’un jour je connaîtrai quelqu’un qui aura un poste clé et qui pourra me faire réaliser ce rêve. Mais ce qui s’est passé pour moi en Europe, c’est la réalisation d’un rêve. À l’université, on devait faire un plan de carrière et je l’ai réalisé en Europe. Je peux dire que j’ai réalisé mon rêve d’une autre façon », a précisé Beaulieu.

Retranché comme gardien au niveau Midget AAA, Beaulieu a développé son métier dans le milieu scolaire. Lucide, il constate que ce choix de parcours n’est pas en vogue. 

« Ce sont beaucoup d’anciens gardiens qui se sont recyclés. À l’époque, ça donnait un avantage d’avoir pris la peine de faire des études. François Allaire est un bon exemple, c’est un pionnier. François avait une méthode assez théorique, il y avait de la réflexion derrière ça. Ce n’était pas uniquement basé sur ce qu’il avait fait comme gardien. Mais les anciens gardiens ont raffiné leur approche, ils ne se contentent plus de juste raconter leur histoire. Quand tu as l’expérience d’avoir joué et que tu vas chercher des connaissances, ça donne un background supplémentaire. J’en suis conscient et je suis à l’aise avec ça », a précisé celui qui a également développé deux académies pour former des gardiens en Suisse. 

Pas une décision populaire de travailler pour l'équipe de France 

Si cette contrée est attirante pour bien des joueurs étrangers talentueux, les postes de gardiens sont majoritairement réservés aux athlètes suisses. Les équipes préfèrent ne pas se priver de la production des patineurs étrangers dont la limite est fixée à quatre par club. Beaulieu craint les rumeurs selon lesquelles ce chiffre pourrait être augmenté. Une telle décision minerait le développement de la relève. 

« Ce serait dramatique pour les gardiens d’ici. Ce serait tellement facile d’aller chercher un bon gardien de Ligue américaine qui ne coûterait pas trop cher », a-t-il souligné. 

Parce que oui, en Suisse aussi, on s’inquiète de la relève devant le filet. 

« J’avais été invité à une émission de télévision pour en parler. Les gens se rabattent beaucoup sur l’époque de David Aebischer, Martin Gerber et tout ça avec des gars LNH. La Suisse reste un petit pays et c’est plus dur. On fait vraiment bien avec peu, même au niveau des joueurs. Les grosses nations de hockey comme la Suède, la Finlande, la Russie produisent, ils ont de forts systèmes de développement. Pour un gardien suisse, c’est plus compliqué d’atteindre la LNH. Mais le niveau général, je le trouve élevé », a assuré Beaulieu. 

Son saut, en 2012, avec l’équipe de France, comportait également cette mission. 

« C’est avec Cristo que je suis monté. Il me faisait rentrer, mais je devais aussi préparer l’avenir. On sait que Cristo a couvert 15 années pour l’équipe de France. La suite était plus complexe avec les jeunes », a-t-il admis. 

L’aventure avec la France est enrichissante, mais il faut comprendre que ce n’est pas une décision qui comble son pays d’adoption. À vrai dire, même sa femme a de la misère à composer avec cette réalité. Pour vous donner un exemple, lors d’un match entre les deux pays durant les Championnats du monde de 2017, il était en poste pour la France pendant que sa femme portait le maillot suisse dans les gradins. 

« C’était à Paris en plus. Ma femme est une partisane de l’équipe de Suisse comme toute sa famille. Disons que je ne suis pas supporté dans mon choix de l’équipe de France! J’étais près de la bande et, si je me retournais, je voyais ma femme avec quelques amis et leurs banderoles de l’équipe de Suisse. Mais ça faisait partie du jeu, c’est ma réalité de vie depuis longtemps. Je suis même devenu un partisan du PSG (Paris Saint-Germain) pour pousser le truc plus loin. On joue un peu la provocation dans tout ça », a raconté Beaulieu en riant à la fin. 

A-t-il eu à convaincre sa femme pour accepter ce nouveau rôle? 

« Non, parce que j’avais presque déjà le poste que je l’ai rencontrée. Elle a pris mari, mais elle a pris l’équipe de France en même temps sans pouvoir choisir. » 

Tant qu’à avoir évoqué Huet, le rêve professionnel de Beaulieu serait de travailler avec Carey Price même s’il détestait le Canadien dans son enfance. 

« J’étais un fan fini des Nordiques, j’ai des souvenirs du but de Dale Hunter et de celui de Peter Stastny. Je me souviens de la mauvaise défaite de Ron Hextall contre l’édition de Jacques Demers. Mais si l’appel du Canadien arrivait, j’y serais en courant! J’adore le style de Price et son flegme. Je sais qu’il a un poste compliqué à Montréal », a exprimé Beaulieu. 

Reconnu comme un entraîneur très passionné, très travaillant et très ambitieux, Beaulieu ne cache pas que l’année de la pandémie a modifié sa vision de la vie. Père d’un petit garçon de 13 mois, cet ajustement faisait tout son sens.  

« Je n’aime pas dire ça, mais j’étais très ambitieux. Je suis en pleine période de réflexion. J’ai mouliné plein de trucs ici depuis une dizaine d’années. Je suis en train de me poser, je viens d’avoir un bébé à 44 ans. Je suis plutôt à l’heure des choix. Le hockey a changé ma vie, mais je n’ai pas de projets fous en tête, je me laisse aller un peu », a avoué Beaulieu qui aime donner l’heure juste. 

La beauté de l’histoire, c’est qu’il a eu la clairvoyance de former la relève. Ce n’est pas pour rien que le terme ange-gardien des portiers, utilisé dans les médias suisses, lui sied à merveille.  

« Honnêtement, c’est probablement ma plus grande fierté. J’ai formé trois gars qui sont vraiment solides dont un que j’intègre tranquillement à Genève et j’aimerais qu’il prenne ma relève ici. Quand je suis arrivé, c’était vraiment zéro, rien du tout. Quand je vois ce qui s’est passé 15 ans plus tard, je trouve ça vraiment cool », a convenu Beaulieu. 

Conséquent, il venait de racheter la maison de ses parents au Québec dans le but d’aller les visiter plus souvent ainsi que ses deux sœurs. La COVID-19 a retardé leur première rencontre avec son bébé.  

« Ma famille me manque énormément, c’est la partie qui coince. Mais on a malheureusement des choix à faire dans la vie. J’ai tellement évolué et changé ici. Ça m’a tellement apporté que le retour au Québec n’est pas envisageable, ma vie est ici. Cette pandémie fait qu’on s’est tous retrouvés entre quatre murs pendant plusieurs semaines. Ça remet les idées en place. Le monde du hockey te galvanise tellement tous les jours que tu en oublies parfois les vrais repères de la vie. Dans mon cas, j’ai compris que je devais rétablir certains trucs personnels. Aller voir mes parents plus souvent et ma famille un peu plus. Retisser mes liens avec le Québec qui reste un endroit exceptionnel », a-t-il conclu.