Le traumatisme du football anglais
Soccer mardi, 14 avr. 2009. 12:26 jeudi, 10 oct. 2024. 19:55
Qu'importe, au bout du compte, combien de clubs anglais se retrouveront en demi-finales de la Ligue des Champions mercredi soir. Un, deux ou trois. L'essentiel est qu'ils soient, depuis quatre ans, devenus une force dominante et incontournable du football européen - et mondial.
Cette puissance, économique et sportive, en gestation durant dix ans (1994-2004), est fort probablement née sur les gravats d'un des plus terribles drames que le football ait connu.
Hillsborough. Samedi 15 avril 1989. Il y aura exactement vingt ans ce mercredi.
Hillsborough est une tragédie. Qui a profondément, terriblement, marqué, traumatisé l'Angleterre. Encore plus que le drame du Heysel en 1985. Car elle ne concerne pas seulement les «autres», les hooligans, les violents. Elle vient faire exploser le lien de confiance entre les supporters et les dirigeants du football, les clubs, les ligues, les Fédérations.
Hillsborough, 15 avril 1989 Il est 14h30. La demi-finale tant attendue de la Cup, entre Liverpool et Nottingham Forest, débute dans une demi-heure. C'est l'une des affiches de l'année: Liverpool est le meilleur club anglais du moment, Forest est l'un des trois ou quatre suivants.
Leppings Lane
Comme toutes les demi-finales, celle-ci a lieu sur terrain neutre. À Sheffield, dans le stade d'Hillsborough, habitué de ces confrontations puisqu'il est l'un des plus «sûrs» d'Angleterre. Et puis il a bien accueilli la demi-finale de l'an passé, un certain Liverpool - Forest, sans aucun problème. Et personne n'en attend ce samedi.
Il est 14h30 ce samedi 15 avril 1989, et les choses ne vont pas aussi simplement que prévu. Il y a des travaux sur l'autoroute qui mène vers Sheffield, une multitude de voitures et de bus de supporters venant de Liverpool arrive à peine aux abords de Leppings Lane, la tribune d'Hillsborough réservée aux supporters des Reds.
Leppings Lane ressemble à toutes les tribunes «populaires» des stades anglais. C'est une tribune située derrière l'un des buts, sur deux étages, divisée en quatre segments au niveau du terrain. Une «terrace», c'est-à-dire une série de dalles posées les une sur les autres, qui descendent doucement vers l'aire de jeu. Une «terrace», c'est-à-dire sans siège. Les gens, les milliers de gens qui s'y installent, demeurent debout du début à la fin du match. L'ambiance est géniale, on saute, on chante, on bouge sans cesse C'est la raison d'être de ces tribunes populaires depuis près d'un siècle.
Il est 14h45 et il y a comme un problème. Tous les supporters pris dans la circulation arrivent vers l'entrée de Leppings Lane. Ils sont rejoints par les supporters débarqués d'un train. D'un coup, près de 5 000 personnes se retrouvent à l'entrée de la tribune. Laquelle ne compte qu'un nombre absolument ridicule de tourniquets pour filtrer les spectateurs. Des tourniquets du genre métro. Vieux, lents. Trop lents.
Il est 15h50 et c'est là que tout s'accélère. Le match débute dans dix minutes, 5 000 personnes sont en dehors du stade. La procédure logique permet à la police d'alerter les organisateurs du match et de proposer un report du coup d'envoi. Une demi-heure peut suffire. Personne ne fait rien.
La grille ouverte
Les policiers qui tentent de contenir la foule hors du stade sont débordés. Ils appellent à l'aide leurs collègues qui sont à l'intérieur du périmètre, ceux qui dirigent les supporters vers l'une ou l'autre tribune selon le «remplissage» de chacune.
Les joueurs entrent sur le terrain. Dehors, la foule s'impatiente. La situation devient incontrôlable. Le responsable de police décide alors de faire ouvrir une grille, qui n'est normalement ouverte qu'à la fin du match, pour faciliter la sortie en masse des spectateurs. Les supporters de Liverpool s'y engouffrent par centaines.
Ils se précipitent vers les quatre segments de tribune situés au niveau du terrain, en particulier vers les deux segments centraux, les plus prisés des supporters. Et qui sont déjà remplis par les supporters arrivés les premiers. Il n'y a personne à l'entrée de ces segments pour indiquer qu'ils sont pleins et diriger la foule qui arrive vers les deux segments latéraux, à moitié pleins.
Les deux segments centraux et la grille qui sépare la tribune du terrain sont faits pour contenir 1 600 personnes. Ils sont bientôt 3 000 à s'y presser, créant un gigantesque mouvement de foule, vers le bas, qui va se compresser contre la grille de sécurité.
Plusieurs personnes vont mourir asphyxiées debout. En bas, la grille cède sous la poussée de la foule, d'autres personnes tombent, vont être piétinées.
Les portes d'accès de la grille de sécurité, qui permettent l'entrée sur le terrain, sont fermées à clé, par crainte d'un envahissement du terrain par des hooligans. Les policiers qui ont les clés vont mettre plusieurs minutes à réagir et les ouvrir.
Le rapport Taylor
Quatre-vingt-seize personnes vont mourir à Leppings Lane (dont le cousin de Steven Gerrard, âgé de 10 ans). Trois cents vont être hospitalisées dans un état grave, 800 sont blessées et des milliers traumatisées à vie.
Des quarante-quatre ambulances qui arrivent à Hillsborough, une seule sera autorisée par la police à entrer sur le terrain et devra faire demi-tour, car le terrain est maintenant envahi par les rescapés de Leppings Lane.
L'enquête sur ce drame va être confiée au Juge Peter Taylor. Ses conclusions (le Rapport Taylor) vont être terriblement critiques pour les forces de sécurité, mais aussi pour tous les dirigeants du football. Pour le Juge Taylor, les dirigeants de clubs ont laissé pourrir les stades, n'ont jamais fait le moindre effort pour les moderniser, les rendre accessibles et sûrs pour le public. Le Gouvernement Thatcher est lui aussi montré du doigt: trop obsédé par la lutte contre le hooliganisme, il n'a jamais rien fait pour améliorer la sécurité dans les stades, même après la tragédie de Bradford (56 morts dans l'incendie d'une tribune en mai 1985, quinze jours avant le Heysel).
Le Rapport Taylor va être un coup de fouet pour le foot anglais. Les stades de première et deuxième divisions devront être entièrement assis avant août 1994. Le Rapport énumère en fait 45 recommandations pour transformer les stades, leurs accès, leur sécurité et les rendre enfin décents. Il demande aussi très clairement la suppression des grillages de sécurité autour du terrain et une transformation radicale des mesures de sécurité et de l'entraînement du personnel policier.
Pour répondre à ces mesures, les clubs vont vite devoir trouver de nouvelles avenues de financement. Ils vont les trouver avec l'explosion des droits TV et l'augmentation des coûts des billets. En quelques années, les stades sont devenus des endroits sûrs et mieux conçus pour un public nettement plus fortuné que par le passé. Forts de cette nouvelle manne financière, les clubs sont devenus plus riches, plus puissants.
Lors de la présentation de son Rapport, s'adressant aux dirigeants du football, le Juge Taylor conclut de cette façon: «Mon but, le but de ce Rapport, n'est pas de vous préparer au XXI siècle. Il est de vous faire entrer dans le XXe.»
Cette puissance, économique et sportive, en gestation durant dix ans (1994-2004), est fort probablement née sur les gravats d'un des plus terribles drames que le football ait connu.
Hillsborough. Samedi 15 avril 1989. Il y aura exactement vingt ans ce mercredi.
Hillsborough est une tragédie. Qui a profondément, terriblement, marqué, traumatisé l'Angleterre. Encore plus que le drame du Heysel en 1985. Car elle ne concerne pas seulement les «autres», les hooligans, les violents. Elle vient faire exploser le lien de confiance entre les supporters et les dirigeants du football, les clubs, les ligues, les Fédérations.
Hillsborough, 15 avril 1989 Il est 14h30. La demi-finale tant attendue de la Cup, entre Liverpool et Nottingham Forest, débute dans une demi-heure. C'est l'une des affiches de l'année: Liverpool est le meilleur club anglais du moment, Forest est l'un des trois ou quatre suivants.
Leppings Lane
Comme toutes les demi-finales, celle-ci a lieu sur terrain neutre. À Sheffield, dans le stade d'Hillsborough, habitué de ces confrontations puisqu'il est l'un des plus «sûrs» d'Angleterre. Et puis il a bien accueilli la demi-finale de l'an passé, un certain Liverpool - Forest, sans aucun problème. Et personne n'en attend ce samedi.
Il est 14h30 ce samedi 15 avril 1989, et les choses ne vont pas aussi simplement que prévu. Il y a des travaux sur l'autoroute qui mène vers Sheffield, une multitude de voitures et de bus de supporters venant de Liverpool arrive à peine aux abords de Leppings Lane, la tribune d'Hillsborough réservée aux supporters des Reds.
Leppings Lane ressemble à toutes les tribunes «populaires» des stades anglais. C'est une tribune située derrière l'un des buts, sur deux étages, divisée en quatre segments au niveau du terrain. Une «terrace», c'est-à-dire une série de dalles posées les une sur les autres, qui descendent doucement vers l'aire de jeu. Une «terrace», c'est-à-dire sans siège. Les gens, les milliers de gens qui s'y installent, demeurent debout du début à la fin du match. L'ambiance est géniale, on saute, on chante, on bouge sans cesse C'est la raison d'être de ces tribunes populaires depuis près d'un siècle.
Il est 14h45 et il y a comme un problème. Tous les supporters pris dans la circulation arrivent vers l'entrée de Leppings Lane. Ils sont rejoints par les supporters débarqués d'un train. D'un coup, près de 5 000 personnes se retrouvent à l'entrée de la tribune. Laquelle ne compte qu'un nombre absolument ridicule de tourniquets pour filtrer les spectateurs. Des tourniquets du genre métro. Vieux, lents. Trop lents.
Il est 15h50 et c'est là que tout s'accélère. Le match débute dans dix minutes, 5 000 personnes sont en dehors du stade. La procédure logique permet à la police d'alerter les organisateurs du match et de proposer un report du coup d'envoi. Une demi-heure peut suffire. Personne ne fait rien.
La grille ouverte
Les policiers qui tentent de contenir la foule hors du stade sont débordés. Ils appellent à l'aide leurs collègues qui sont à l'intérieur du périmètre, ceux qui dirigent les supporters vers l'une ou l'autre tribune selon le «remplissage» de chacune.
Les joueurs entrent sur le terrain. Dehors, la foule s'impatiente. La situation devient incontrôlable. Le responsable de police décide alors de faire ouvrir une grille, qui n'est normalement ouverte qu'à la fin du match, pour faciliter la sortie en masse des spectateurs. Les supporters de Liverpool s'y engouffrent par centaines.
Ils se précipitent vers les quatre segments de tribune situés au niveau du terrain, en particulier vers les deux segments centraux, les plus prisés des supporters. Et qui sont déjà remplis par les supporters arrivés les premiers. Il n'y a personne à l'entrée de ces segments pour indiquer qu'ils sont pleins et diriger la foule qui arrive vers les deux segments latéraux, à moitié pleins.
Les deux segments centraux et la grille qui sépare la tribune du terrain sont faits pour contenir 1 600 personnes. Ils sont bientôt 3 000 à s'y presser, créant un gigantesque mouvement de foule, vers le bas, qui va se compresser contre la grille de sécurité.
Plusieurs personnes vont mourir asphyxiées debout. En bas, la grille cède sous la poussée de la foule, d'autres personnes tombent, vont être piétinées.
Les portes d'accès de la grille de sécurité, qui permettent l'entrée sur le terrain, sont fermées à clé, par crainte d'un envahissement du terrain par des hooligans. Les policiers qui ont les clés vont mettre plusieurs minutes à réagir et les ouvrir.
Le rapport Taylor
Quatre-vingt-seize personnes vont mourir à Leppings Lane (dont le cousin de Steven Gerrard, âgé de 10 ans). Trois cents vont être hospitalisées dans un état grave, 800 sont blessées et des milliers traumatisées à vie.
Des quarante-quatre ambulances qui arrivent à Hillsborough, une seule sera autorisée par la police à entrer sur le terrain et devra faire demi-tour, car le terrain est maintenant envahi par les rescapés de Leppings Lane.
L'enquête sur ce drame va être confiée au Juge Peter Taylor. Ses conclusions (le Rapport Taylor) vont être terriblement critiques pour les forces de sécurité, mais aussi pour tous les dirigeants du football. Pour le Juge Taylor, les dirigeants de clubs ont laissé pourrir les stades, n'ont jamais fait le moindre effort pour les moderniser, les rendre accessibles et sûrs pour le public. Le Gouvernement Thatcher est lui aussi montré du doigt: trop obsédé par la lutte contre le hooliganisme, il n'a jamais rien fait pour améliorer la sécurité dans les stades, même après la tragédie de Bradford (56 morts dans l'incendie d'une tribune en mai 1985, quinze jours avant le Heysel).
Le Rapport Taylor va être un coup de fouet pour le foot anglais. Les stades de première et deuxième divisions devront être entièrement assis avant août 1994. Le Rapport énumère en fait 45 recommandations pour transformer les stades, leurs accès, leur sécurité et les rendre enfin décents. Il demande aussi très clairement la suppression des grillages de sécurité autour du terrain et une transformation radicale des mesures de sécurité et de l'entraînement du personnel policier.
Pour répondre à ces mesures, les clubs vont vite devoir trouver de nouvelles avenues de financement. Ils vont les trouver avec l'explosion des droits TV et l'augmentation des coûts des billets. En quelques années, les stades sont devenus des endroits sûrs et mieux conçus pour un public nettement plus fortuné que par le passé. Forts de cette nouvelle manne financière, les clubs sont devenus plus riches, plus puissants.
Lors de la présentation de son Rapport, s'adressant aux dirigeants du football, le Juge Taylor conclut de cette façon: «Mon but, le but de ce Rapport, n'est pas de vous préparer au XXI siècle. Il est de vous faire entrer dans le XXe.»