Une neige continue tombait sur Montréal en cette fin d’après-midi du 2 décembre 1995. Ce n’était pas une tempête, mais les précipitations étaient suffisamment abondantes pour qu’il y ait une accumulation au sol, accumulation qui rendait la chaussée glissante et hasardeuse, mais qui donnait au décor une belle teinte hivernale.

Nous étions de retour d’un après-midi d’emplettes de Noël. C’était quand même un peu tôt dans la saison, mais Michelle n’avait même pas un an et Sylvie et moi étions surexcités de vivre une première période des Fêtes avec notre fille. Et c’était samedi, un jour où à cette époque il n’y avait pas de hockey à RDS et la soirée s’annonçait douce, tranquille et réconfortante, dans la quiétude du foyer.

Quelques sacs dans la main gauche, le petit siège de bébé dans la main droite, j’entendais déjà le téléphone sonner à travers la porte d’entrée de la maison, en arrivant sur le perron. « Bof, peu importe qui appelle, ils laisseront un message », dis-je à ma conjointe qui, contrairement à son habitude, m’encouragea plutôt à aller répondre, quitte à salir le plancher! « Ça peut être important », dit-elle, comme si elle devinait ce qui allait marquer le reste de la soirée.

Je n’avais même pas eu le temps de dire « allo » qu’une voix au ton angoissé, désespéré, mais soulagé retentit au bout du fil. L’intervenant était anglophone et j’eus tôt fait de le reconnaître. C’était Dino Sisto, le descripteur des matchs du Canadien, à CJAD. « Pierre, enfin je te rejoins, ça fait deux heures que je te cherche. Tu dois nous aider, on n’a plus aucune autre solution! »

Je ne saisissais pas vraiment, sur le moment, ce dont mon collègue parlait, mais au bout de quelques minutes de monologue de sa part, je finis par comprendre que lui et plusieurs membres de la famille de CJAD étaient retenus quelque part dans les Caraïbes, à l’issue d’un court voyage organisé pour célébrer le 50e anniversaire de la station. L’avion nolisé avait un bris mécanique et le vol de retour, qui devait s’effectuer en matinée, n’allait jamais avoir lieu ce jour-là, finalement. Puisque les autres annonceurs sportifs de la station étaient du voyage et parce que le vénérable Dick Irvin était principalement affecté à Hockey Night in Canada, à la CBC, comme tous les samedis, il n’y avait aucun annonceur de hockey anglophone d’expérience pour prendre la relève à pied levé, dans la région de Montréal. On me demandait avec insistance d’assurer la relève.

Vous devinez ma réponse. « En ondes dans deux heures au Forum? En habitant Terrebonne? Avec la neige? Sans préavis? En anglais? Je suis bilingue, mais désolé Dino, non merci! »

Pendant que mon interlocuteur insistait davantage, madame me ramenait à l’ordre aussi. Par des signes, elle me fit comprendre que je ne pouvais pas refuser, autant par compassion que par obligation professionnelle. Pierre Lacroix m’avait pressenti pour décrire les matchs de l’Avalanche, à Denver, quelques mois plus tôt et l’occasion était belle pour prouver que je pouvais œuvrer décemment dans la langue de Shakespeare.

Avec un malaise à l’estomac, je finis par dire « OK, I’ll do it, je vais y aller, Dino! »

Un match complètement fou

L’émission d’avant-match, animée par Dick Irvin jusqu’à 18 h 45, tirait à sa fin quand j’ai mis les pieds dans la petite cabine de radio du vieux Forum. J’étais à bout de souffle, en partie par la course folle pour arriver à temps et en partie aussi par simple nervosité. Mais je connaissais mon analyste, l’ancien gardien Jim Corsi, bilingue lui aussi, et je savais que j’avais en lui un filet de sûreté rassurant. J’avais aussi beaucoup de notes sur les Red Wings, que nous avions présentés à RDS cinq jours auparavant, aussi contre le Canadien. Bref, un peu dans un état second après la fin des hymnes nationaux, il fallait plonger. Plus question de reculer. « And here we go! »

Jamais je n’aurais pu imaginer la suite. Un but des Wings! Puis un autre. Et un autre! « Kozlov scores again! » À peine un but marqué, il y en avait un autre à décrire. Et ils venaient tous du même côté. L’allure du match était tellement folle que j’avais pratiquement oublié que j’oeuvrais dans ma langue seconde. Puis, en deuxième période, au cœur des applaudissements dérisoires de la foule, je me rappelle du geste de Patrick Roy, les bras en l’air, en guise de frustration et d’appel à l’aide. « And Roy answers to the crowd, Jim… », furent mes mots, je crois, à ce moment. Il répondait aux railleries de la foule, en effet, mais il suppliait aussi son entraîneur Mario Tremblay de le sortir de là!

Jim Corsi, en tant qu’analyste et ancien gardien, savait très bien ce que ressentait Roy, et quand il fut retiré du match et remplacé par Pat Jablonski, au milieu de la deuxième période, il ne put s’empêcher de suivre le numéro 33 du regard lors de son déplacement vers le banc du Canadien. Instinctivement, il prit ses jumelles, ce que faisaient souvent les gens de la radio à l’époque parce qu’il n’y avait pas de moniteurs de télévision la plupart du temps, dans leur cabine. Nous n’en avions pas non plus ce soir-là.

« Il se passe quelque chose de bizarre au banc du Canadien, Pierre, il me semble que…Roy is talking to Ronald Corey… mais je ne peux le dire exactement, à distance… ». Dans le contexte de l’époque, bien peu de choses avaient transpiré entre la deuxième et la troisième période et nous n’avions aucune nouvelle fraîche sur l’incident à ce moment.

Quand la sirène annonça la fin de la troisième période, c’est comme si un ouragan venait de frapper le Forum. « Final score, Detroit 11, Montreal Canadiens 1…That’s it from the Montreal Forum! »

J’étais épuisé et encore sous le choc d’avoir décrit un tel match. 11-1! On savait les Red Wings puissants, mais quand même…

Un moment historique, sans le savoir

En laissant le siège à Dick Irvin pour l’émission d’après-match, nous ne savions toujours pas ce qui s’était vraiment passé au banc du Canadien, au milieu de la deuxième période. Et je ne l’ai pas su non plus en roulant vers la maison. J’étais encore tellement survolté de ce premier match en anglais et de l’allure de celui-ci, que j’ai laissé la radio fermée afin de décompresser! J’ai reçu quelques appels d’appréciation qui m’ont réconforté et rassuré, mais c’est tout.

C’est en arrivant à la maison, en ouvrant le téléviseur, que je me suis enfin rendu compte qu’il y avait eu un deuxième ouragan au Forum ce 2 décembre 1995. Et celui-là, d’une ampleur beaucoup plus grande. À un point tel que le Téléjournal de Radio-Canada en fit sa toute première nouvelle! Patrick Roy avait déclaré à Ronald Corey qu’il avait disputé son dernier match dans l’uniforme du Canadien et la direction semblait déjà disposée à « accommoder » son gardien étoile. Et en reprise, encore et encore, ces images du gardien, de son entraîneur, du président de l’équipe… Ma parole, je rêve ou quoi? L’incident semblait pourtant banal, à travers les jumelles de Jim!

J’ai rapidement compris que le destin venait de me lancer toute une balle courbe! Ce fut mon seul match de hockey à la radio anglaise (j’en ai fait un autre à la télé pour TSN un an plus tard à Pittsburgh), mais il fallait en plus (et surtout) que ce soit l’un de ceux qui font encore l’histoire après toutes ces années!

Chaque fois que je croise Jim Corsi, qui est maintenant entraîneur des gardiens avec les Blues de St Louis, nous nous rappelons ce soir de décembre 1995. C’est un souvenir heureux sur le plan professionnel, car il s’agit d’un moment mémorable dans ma carrière. Et travailler avec Jim fut un vrai plaisir. Mais c’est aussi un souvenir un peu triste parce qu’au fond, il a mis en confrontation deux grands athlètes qui ont porté fièrement et passionnément l’uniforme du Canadien à des moments distincts. Deux hommes de chez nous de qui nous pouvons être fiers, de par l’ensemble de leur carrière. Mais deux hommes entiers qui ne pouvaient pas travailler ensemble, dans ce contexte hiérarchique et dont les chemins se sont séparés, en cette soirée du 2 décembre, il y a 20 ans.

En tout cas, pour votre humble chroniqueur ce fut toute une soirée! « What a night! »