MONTRÉAL – Mario Larocque n’en est pas à sa première visite chez le dentiste.

À l’avant de sa dentition, des couronnes camouflent deux incisives qui n’ont pas survécu aux rigueurs de son métier. Juste à côté, une vis supporte un implant qui remplace une autre dent abîmée par un « accident ».

« Les coups de poing, c’est tel que tel. La rondelle, les bâtons, les coups de coude... tout ça est beaucoup plus dommageable », énumère le sympathique gaillard.  

Mais en cette matinée d’octobre, Larocque attend son tour pour un simple examen de routine.

« Ils ont réalisé qu’il y avait eu bien de l’action dans ma bouche! », dira-t-il quelques heures plus tard, non sans un brin de fierté, à sa sortie du cabinet.

Il n’y a pas que derrière son protecteur buccal que Larocque cache les stigmates d’une longue et sinueuse carrière. Son dos le fait souffrir. Il a une main en compote. « Je pourrais te faire une liste longue comme le bras des séquelles que j’ai gardées. On s’entend que je suis magané. »

La seule liste plus longue que celle des blessures que Larocque porte comme des souvenirs de guerre, c’est celle répertoriant les endroits où il a joué pendant une carrière de 17 saisons. Depuis son passage chez les professionnels, le robuste défenseur a porté les couleurs de 19 équipes dans dix ligues et cinq pays différents.

Dansbury, Wilkes-Barre, Bridgeport, Fort Wayne, Elmira, Muskegon. Autriche, Italie, Angleterre, Écosse. AHL, IHL, UHL, LCH, ECHL. Larocque s’est tellement promené que quand Johnny Cash a popularisé le tube country I’ve Been Everywhere, il aurait pu le traiter de menteur.

Larocque n’a pas toujours été destiné à la vie de nomade. En 1996, alors qu’il n’avait joué qu’une saison dans la LHJMQ, le Lightning de Tampa Bay a remarqué sa courbe de progression encourageante et a pris une chance. La jeune équipe d’expansion a sélectionné le colosse de Montréal avec son tout premier choix au repêchage, le 16e au total.

De bons défenseurs ont émergé de cette cuvée dominée par la sélection de Chris Phillips. Les Sénateurs d’Ottawa ont trouvé un diamant dans la boue en déterrant Sami Salo à la toute fin de la neuvième et dernière ronde. Les Maple Leafs de Toronto ont détecté Tomas Kaberle en huitième ronde. Zdeno Chara a émergé de l’ombre au troisième tour. Colin White, un coéquipier de Larocque chez les Olympiques de Hull, est sorti à la fin de la deuxième ronde et a disputé près de 1000 matchs dans la Ligue nationale.

Le Lightning a trouvé son défenseur d’avenir cette année-là, mais à douze heures de vol du Québec. Repêché en septième ronde, Pavel Kubina a été l’un des quarts-arrières de l’équipe jusqu’à sa conquête de la coupe Stanley en 2004.

Larocque, lui, n’a jamais pu s’établir à un seul et même endroit. Ses trois ans dans l’organisation floridienne lui ont plutôt servi d’avant-goût à une carrière de grand voyageur. Par choix, sa femme et lui ont butiné d’une fleur à l’autre dans le grand jardin du hockey international. Il a vu des choses qu’il ne peut raconter, en a entendu qui rendraient sourdes les oreilles plus chastes, et pour rien au monde il n’échangerait sa vie avec celle de ses confrères dont le parcours correspond davantage avec la définition populaire du succès.

« Pour être un flop, il faut d’abord avoir accompli quelque chose, répond-il à ceux qui considèrent les petits accomplissements qui font sa fierté comme un échec. Beaucoup de gens n’auront jamais la chance de décevoir, parce qu’ils n’auront jamais été en position de le faire. Moi, je crois beaucoup au destin et je suis très reconnaissant du parcours que j’ai connu. Je ne suis jamais tombé de haut parce que je suis toujours resté les deux pieds sur terre. »

Une ascension fulgurante

Il y a tous ces jeunes, ils sont des milliers, qui rêvent d’atteindre un jour la Ligue nationale sans jamais y parvenir. Puis il y a ceux qui y arrivent presque sans le vouloir. Ceux-là sont plus rares. Mario Larocque en fait partie.

« Dans ma jeunesse, je n’ai jamais été une tête d’affiche, raconte celui qui a grandi dans un quartier de l’est de la métropole. J’ai tout le temps aimé jouer au hockey et j’ai suivi mon chemin, mais jamais je n’ai eu l’impression que j’allais en faire une carrière. »

Les fiches virtuelles disponibles sur le web décrivent Larocque comme un défenseur de 6 pieds 4 pouces et 220 livres qui a connu quatre saisons consécutives de plus de 200 minutes de pénalité avec les clubs-écoles du Lightning et des Sabres de Buffalo. La note est digne de mention parce que le colosse commence le récit de sa carrière en rappelant qu’il s’est fait retrancher du niveau AA à son premier camp de sélection bantam.

Mario Larocque« On disait de moi que je n’étais pas assez gros et on avait peur que je me fasse mal », relate-t-il.

À l’âge de 16 ans, Larocque est récupéré par Richard Liboiron, l’entraîneur du Collège Français de Montréal-Bourassa de la Ligue midget AAA.

« Il m’a donné ma première chance et je ne l’ai jamais oublié parce que j’ai toujours cru qu’un entraîneur pouvait avoir une grande influence sur une carrière. Dès que j’ai senti que j’avais sa confiance, j’ai été capable de faire mes preuves et c’est à partir de ce moment que tout a déboulé. »

Et ça n’aurait pas pu débouler plus rapidement. À la fin de la saison, il est repêché en première ronde par les Olympiques de Hull. Un an plus tard, le Lightning lui réserve le même traitement. L’ascension est fulgurante, mais le séjour au sommet sera de courte durée.

Tampa peut alors sembler une destination attirante pour un jeune Québécois. L’équipe est dirigée par Jacques Demers, on y retrouve une future vedette du nom de Vincent Lecavalier et des vétérans comme Benoît Hogue et Stéphane Richer. Le jeune Larocque, qui ne parle presque pas anglais, a un bon pressentiment.

« Avec le recul, je me demande toutefois si c’était le bon environnement pour moi. À l’époque, le Lightning était une jeune concession qui traversait beaucoup de changements et j’ai peut-être manqué un peu d’encadrement. »

Les gants de Richer, les patins de Zamuner

Larocque fait le saut chez les pros en 1999. Au camp d’entraînement, le Lightning l’envoie à son club-école de la Ligue internationale, les Lumberjacks de Cleveland. Dans une équipe au talent limité, l’espoir québécois est utilisé à outrance jusqu’à ce qu’il soit frappé par la mononucléose. La maladie le terrasse pendant un mois et demi.

« Quand je suis revenu, j’ai fait deux pratiques et j’ai reçu un appel. Je pense que c’était un mercredi. On m’a dit que j’avais été rappelé et que j’allais jouer le prochain match à Montréal. Je suis parti à rire! Quand ça fait six semaines que tu n’as pas joué, tu ne t’attends pas à recevoir ce genre de nouvelle! Je me suis vraiment demandé si c’était sérieux. »

Mario LarocqueLa suite ne s’invente pas. Larocque fait le voyage avec le grand club… mais son équipement ne suit pas! S’il veut pratiquer, il aura besoin de l’aide de ses coéquipiers.

« On s’est promené dans la chambre et on a commencé à prendre des morceaux des gars qui avaient du stock en double. J’avais les patins de Rob Zamuner et les gants de Stéphane Richer. Je m’étais fait un équipement un peu bric à brac, mais ça m’avait permis de patiner! »

Le lendemain soir, une cinquantaine d’amis et de membres de sa famille sont éparpillés dans les gradins du Centre Molson. Des larmes pendant l’hymne national? Des fourmis dans les jambes pour la première présence? Même pas. Le petit gars de la place voulait seulement jouer au hockey.

« Ces choses-là, on dirait que je les ai réalisées plus tard. Oui, j’étais conscient que c’était une belle occasion, mais en même temps j’avais une job à faire et j’étais tellement concentré que je ne réalisais pas l’ampleur de la chose. »

Après le match, pas de cérémonie ni de grandes célébrations. Larocque dirige immédiatement son attention sur celui du lendemain à Ottawa sans tenter de mettre en perspective le moment qu’il venait de vivre. Quand il quitte la ville qui l’a vu naître, il ne se doute pas qu’il vient d’y jouer au hockey pour la dernière fois.

Loin de la LNH? Loin de la fin du monde!

Un peu plus de deux ans après avoir effectué ses premiers coups de patin dans la LNH, Larocque quitte l’organisation qui l’a repêché et obtient ce qu’il croit être un nouveau départ chez les Sabres de Buffalo. Il connaît un camp du tonnerre, mais à sa grande surprise, il ne fait pas partie du voyage quand l’équipe s’en va poursuivre sa préparation en Caroline du Sud. 

 « Les gars me disaient que j’étais le meilleur défenseur au camp, mais les dés étaient pipés. À ce moment-là, j’aurais dû comprendre la politique du hockey, m’en aller en bas et tout faire pour revenir. Mais ce n’est pas vraiment comme ça que ça s’est passé. Je ne comprenais pas la décision », laisse-t-il tomber.

La saison suivante, Larocque signe un contrat à deux volets dans la Ligue américaine, mais aboutit dans la Ligue de la Côte Est. Pour le bien de sa progression, il réalise assez vite que sa décision l’a mené dans un cul-de-sac. Mais c’est quand même là, à Wheeling, qu’il se réconcilie en quelque sorte avec le sport.

Mario Larocque« C’est l’année où j’ai eu le plus de plaisir. Le fait de me retrouver juste avec une gang de chums et avec un peu moins de politique avait fait en sorte que j’avais énormément apprécié ma saison. Ça m’avait redonné le goût de continuer. »

Coincé dans le sous-sol des ligues mineures, l’ancien espoir de premier plan ne s’est jamais retrouvé aussi loin des attentes qui avaient été placées en lui. Mais la distance qui le sépare alors de la LNH, si elle saute aux yeux des observateurs extérieurs, est bien le dernier de ses soucis.

 « J’ai toujours vécu dans le moment présent. Je jouais pour une équipe, je voulais être performant et faire mon travail. C’est la seule chose à laquelle je pensais. »

Quand il quitte la Virginie occidentale, l’étiquette d’espoir qui lui collait à la peau quelques années plus tôt est délavée et illisible. Son statut d’ancien choix de première ronde ne sera plus rien d’autre qu’un argument lui permettant de se négocier de meilleures conditions dans les marchés atypiques qui l’accueilleront pendant la prochaine décennie.

Larocque a joué au Connecticut pour une équipe qui a fermé boutique quand le FBI est débarqué dans le bureau du propriétaire. À Innsbruck, il a perdu du temps de jeu parce qu’un généreux donateur exigeait qu’on favorise les joueurs locaux au détriment de l’étranger. En Italie, il lui est arrivé de se demander s’il verrait la couleur de son prochain chèque de paie. Tous les arrêts sur sa route, même les plus louches, occupent une place spéciale dans sa mémoire.

« Je connais des gens qui ont joué pendant dix ans au même endroit. Je leur lève mon chapeau, mais personnellement, j’ai souvent décidé de prendre une direction différente malgré la possibilité de rester. J’adore voyager et je me suis servi du hockey pour le faire. »

Mario LarocqueLe vieux guerrier a fini par ralentir la cadence. Parce que sa femme s’est trouvé un boulot stable et a arrêté de le suivre dans tous ses déplacements, il a coupé ses deux dernières saisons en deux. L’an dernier, il s’est envolé pour la Californie le 25 décembre pour jouer son premier match de la saison avec le Thunder de Stockton.

Mais le mois prochain, c’est au domicile familial, avec ses deux enfants, qu’il passera la journée de Noël. Père à temps plein, il pourrait probablement se trouver une 20e équipe, mais plus le temps passe et plus la porte se referme sur sa carrière de hockeyeur.

« Si ce n’était pas des enfants, probablement que j’aurais déjà un contrat en poche. Me trouver un emploi, ce n’est pas la partie difficile. Ce qui l’est, c’est de partir seul. Je suis pris entre les deux amours de ma vie, le hockey et ma famille. Ce n’est pas facile, mais je ne m’en plains pas. Je suis prêt à passer à un autre appel. »

Larocque n’est pas millionnaire, mais il a bien géré ses finances. Il n’a pas trop fait de folies avec le généreux boni à la signature que lui a consenti le Lightning et est loin d’avoir joué pour des salaires de crève-faim. « J’ai toujours été un gars humble et terre à terre. J’ai fait quelques excès, mais j’ai réussi à garder le cap. »

À 37 ans et presque toutes ses dents, ce bon vivant est un homme heureux et en paix avec son passé. 

« C’est sûr que je ne vais jamais blâmer personne, pas plus que je doive me blâmer moi-même non plus. Est-ce qu’il y a des choses que je ferais différemment? Oui. Est-ce que je suis content de ce que j’ai fait? Oui. La vie, c’est la vie. J’ai réussi à jouer au hockey professionnel pendant 17 ans. Personne ne va pouvoir m’enlever ça. »

Mario Larocque