Nous devions réaliser l’entrevue vers 10h.

Je suis à six minutes d’arriver sur les lieux lorsque mon cellulaire sonne. C’est Guillaume. Il a un contretemps. Il doit se rendre à son lieu de travail. Cette journée-là, il ne devait pourtant pas travailler. Mon horaire est chargé. Il m’assure qu’il sera disponible d’ici une heure. Je suis à Québec, après un périple de deux heures quinze. Pas question d’annuler ce rendez-vous. Je vais patienter.

Il viendra me rejoindre à un petit café non loin de son lieu de travail. Après une attente d’une heure, il n’est toujours pas arrivé. Je communique avec lui. La personne qu’il doit rencontrer n’est pas encore arrivée. Il lui accorde encore 30 minutes, sinon, il me rejoindra. Finalement, il se pointe vers 11h45.

Je vous raconte cette anecdote puisque durant l’entrevue, j’ai finalement compris les motifs de l’engagement de Guillaume Laframboise.

J’allais le voir pour qu’il me parle de son dévouement depuis une dizaine d’années à titre d’accompagnateur à l’endroit du coureur aveugle Jean Bouchard, âgé de 82 ans. L’histoire de Guillaume Laframboise #1Guillaume témoigne largement de sa grande générosité, le cœur sur la main.

Il travaille dans une résidence pour ainés, des retraités semi-autonomes depuis maintenant sept ans. Âgé de 36 ans, natif de Saint-Jérôme, diplômé de l’université Laval en intervention sportive, il ressentait le besoin d’entreprendre une nouvelle vie. « Après mes études, j’ai voulu m’éloigner de Saint-Jérôme car à Québec, j’estime que les gens sont plus respectueux, plus humains. »

Au cours de ses études, il tombe par hasard sur une petite annonce affichée sur un babillard de l’institution. On recherche un accompagnateur pour un coureur aveugle. Il prend les informations nécessaires et obtient un premier rendez-vous avec Jean Bouchard qui deviendra mémorable. Sur la piste d’athlétisme du Peps, après seulement 100 mètres à courir avec Jean, celui-ci trébuche malencontreusement, face contre terre. Il se relève avec des éraflures. « Une scène qui m’avait traumatisé », relate Guillaume.

Puis, comme si la guigne ne voulait pas lâcher, Jean s’effondre littéralement au fil d’arrivée lors de sa course initiale en compagnie de Guillaume, par une température torride !

En moyenne, le duo participe à cinq courses officielles durant une année. Alors que tous les autres accompagnateurs de son époque ont abandonné leur sujet, un solide lien d’amitié s’est soudé entre Guillaume, Jean et l’épouse de ce dernier, Jeannine Demers. « Nous prenons souvent le dîner ensemble, ils m’invitent à Noël, c’est devenu comme une 2e famille. »

Guillaume raconte que Jean se retrouve comme dans une prison. « Je lui apporte cette lumière dont il a besoin pour quitter momentanément sa grande noirceur. Je me sens utile lorsque je suis à ses côtés. Je ressens énormément d’empathie pour les gens qui souffrent intérieurement car j’ai dû traverser moi-même des périodes dépressives dans ma vie, des séquences qui furent écrasantes.  Parfois, je vis trop de négatif et je dois nécessairement aider les autres, ce qui me procure l’équilibre psychologique dont j’ai besoin. »

Jean est né en 1936, Guillaume à 36 ans, Jean a 82 ans et Guillaume est né en 1982 ! « Les planètes se sont alignées », tranche-t-il en souriant timidement. Guillaume n’a jamais couru seul. Guillaume Laframboise #4Si Jean ne se retrouverait pas dans sa vie, il ne possèderait pas de souliers de course. « J’aime cependant la sensation que me procure la course à pied. Cela me permet d’admirer la nature, les oiseaux, les papillons et surtout, je sais que j’aide Jean à sortir de l’ombre ».

Le jour où Jean ne pourra plus courir, Guillaume marchera avec lui. « Je suis conscient qu’il doit bouger. C’est indispensable pour lui. Il ne prend pas de médicament et nos sorties représentent en quelque sorte le remède dont il a besoin. Je désire aussi qu’il prenne soin de Jeannine », poursuit celui qui n’attache jamais ses souliers de course sans la présence de Jean.

Le bien-être des autres a toujours préoccupé Guillaume. En quelque sorte, il dit vivre pour son prochain. Lorsque je lui ai fait remarquer qu’il constituait une exception à mes yeux, il a regardé vers le ciel, sans dire mot pour ajouter quelques secondes plus tard : « Dommage ! »

Pourtant, il avoue demander de l’aide à l’occasion mais ne reçoit pas toujours des réponses positives.

Jean n’est pas né aveugle. Progressivement, il l’est devenu à 50 ans. Sourd depuis sa naissance, il ne voit qu’une fois par jour, lorsqu’il rêve et que ses souvenirs d’antan rejaillissent dans son esprit. Jean n’a jamais pu voir son épouse.

« J’aimerais profiter de l’occasion afin de remercier les gens qui nous encouragent lorsque nous participons à des événements. Je vois alors l’étincelle chez eux, ce qui nous donne le goût de continuer. »

Il y a cinq ans, Guillaume voulait courir sa propre course. Ralenti par les blessures, il a mis le projet sur la glace et espère qu’éventuellement, la motivation viendra se pointer le bout du nez.

« Jean est rayonnant lorsque nous terminons nos entraînements ou après une course. Courir pour vivre, voilà le slogan qui nous dicte le chemin », a conclu Guillaume.

Je venais alors de comprendre les vraies raisons de son retard.