MONTRÉAL – Toute sa vie, Francis Ngannou s’est fait dire qu’il n’avait pas le droit de rêver. 

Très jeune, c’est à une carrière d’architecte ou d’avocat qu’il aspirait, mais l’éclatement de sa famille et les années de nomadisme qui suivirent n’ont fait que l’enfoncer dans cette même pauvreté qu’il souhaitait fuir. Puis, un jour, il a été pris de la conviction que le sport serait sa porte de sortie, son « ascenseur social ».

L’avenir lui a donné raison. Samedi soir, Ngannou tentera de décrocher une cinquième victoire en autant de combats à l’UFC alors qu’il sera confronté à l’ancien champion Andrei Arlovski sur les ondes de RDS2. À peine trois ans après avoir été initié aux arts martiaux mixtes, il est considéré comme la plus brillante étoile montante de la division des poids lourds de l’organisation.

Mais avant de pouvoir humer l’odeur des roses, le gentil géant a été roulé dans les épines. Il a subi le jugement de ses compagnons et enduré l’ostracisme de ses propres frères. Son projet d’une vie meilleure a été plus d’une fois ridiculisé. « Quand on grandit en Afrique, surtout quand on est pauvre, on se prive du rêve. On se contente de peu et on refuse de voir grand. Mais moi, je n’ai jamais été de cet avis », a-t-il confié dans un entretien à cœur ouvert, quelques jours avant son retour dans l’octogone.

Né à Yaoundé, la capitale du Cameroun, Francis Ngannou file le parfait bonheur jusqu’au divorce de ses parents. Il a 5 ou 6 ans quand on commence à le trimballer aux quatre coins du pays, chez des tantes et des oncles qui en ont déjà bien assez sur les bras.

« J’étais toujours l’étranger, l’intrus. Les enfants ne manquaient pas une occasion de me dire que je n’étais pas leur frère, seulement un cousin. Parfois, même leurs parents tenaient à me le rappeler. Je pense qu’ils n’étaient pas assez intelligents pour comprendre à quel point ça pouvait m’affecter. Il y avait de la maltraitance et de la non-considération. J’étais à la maison, mais je ne me sentais pas chez moi. »

C’est le début d’une enfance que Ngannou qualifie aujourd’hui de « très compliquée ». Rarement passe-t-il plus d’un an dans la même ville. Cinq fois il change d’école primaire, laissant à chaque départ bien peu d’amis derrière.

« Au collège, je travaillais pendant les vacances pour payer ma scolarité et parfois, on devait me virer de l’école parce que je n’avais pas le cahier, je n’avais pas le stylo. Et chaque fois, ça me faisait honte. C’est là que j’ai développé ma volonté d’être combattant, retrace-t-il. Quand tu es au milieu d’une classe de 50 élèves et qu’on te fout à la porte, tu as juste envie d’une occasion de prouver à ces gens-là que tu n’es pas un dernier. Que si c’en est rendu là, ce n’est pas ta faute. »

La vie l’ayant au moins gâté d’un physique de gladiateur, Ngannou décide donc que ce sont ses poings qui le sortiront de la misère. À 22 ans, sans éducation, il déménage à Douala, le long du littoral. Il se trouve un boulot au marché, où il vide des conteneurs et fait de la livraison de marchandise à moto. Mais rapidement, il lâche tout et décide de se consacrer entièrement à la boxe. Comme le Cameroun n’est ni Philadelphie, ni la Post-Soviétie, sa décision est accueillie avec moqueries et incompréhension.

« On a trouvé que j’avais perdu la raison. Dans ma propre famille, j’étais un peu mal vu. J’étais perçu comme un enfant, on avait peur que je finisse par mal tourner. Pour ma famille, c’était clair que mon ambition pouvait me mener à la drogue ou au grand banditisme. Mais moi, je ne voyais rien de tout ça. J’en avais assez de vivre en dehors de mon rêve. J’ai décidé de me lancer et si je ne réussissais pas, j’aurais au moins éloigné de moi la culpabilité et le regret de ne pas avoir essayé. »

Sans-abri à Paris

Ngannou colle pendant quatre ans à Douala avant de réaliser qu’il fonce dans un cul-de-sac.

« Comme personne ne me soutenait dans ma cause, qu’on trouvait que c’était du délire de faire de la boxe, dans ma tête je me suis fixé l’objectif d’aller en Occident pour pouvoir évoluer. Je n’en parlais pas trop, mais c’était mon but. Sauf que voilà, quitter l’Afrique pour aller en Europe, on sait tous que c’est plus compliqué que de simplement acheter un billet d’avion. »

Francis NgannouC’est ici la seule portion de son histoire qu’il préfère garder secrète. Comment s’y est-il pris pour quitter son pays natal et atteindre le cœur de Paris? Au mensonge, il préfère le silence.

« Du moment où tu fais tout pour survivre, je crois que même si c’est illégal, ce n’est pas criminel », lâche-t-il sans entrer dans les détails.

Ngannou débarque dans la capitale française sans le sou et sans repère. Il ne connaît personne et n’a nulle part où aller. Le ciel illuminé de la Ville Lumière est son premier toit. Dans son cœur, il est un futur champion. Dans les faits, il est dans la rue.

« Ce n’est pas un passage très mystérieux, répond-il quand on lui demande s’il est à l’aise de dévoiler les détails de cette époque en apparence peu glorieuse. C’est un moment très important de ma vie parce que même si j’étais un sans-abri, j’étais enthousiaste. J’étais content d’arriver en France, où j’aurais enfin la chance de m’exprimer. Pour une fois, c’était moi qui contrôlais mon destin et j’avais l’intuition que je ferais quelque chose, j’étais très optimiste. Tellement que quand je voyais que des gens me prenaient en pitié en me disant que ma situation était difficile, je pensais en moi-même : ‘Mais de quoi il me parle, lui? Qu’est-ce qu’il raconte? Je suis heureux, moi!’ »

Inscrit dans un club de boxe, Ngannou comble ses temps libres en faisant du bénévolat pour une association venant en aide aux démunis du douzième arrondissement. Quand son gym ferme pour les vacances, il cherche une alternative auprès du directeur de l’organisme qui lui parle de cette salle qui a bonne réputation dans le voisinage : la MMA Factory.

Ngannou accepte d’aller jeter un coup d’œil même si une chose est claire dans sa tête : il ne veut rien savoir des arts martiaux mixtes. Son truc, c’est la boxe et rien d’autre. Il se rend donc sur place et explique sa situation. Il veut s’entraîner, mais n’a pas d’argent pour payer. On lui suggère de revenir le lendemain pour rencontrer le propriétaire.

Quand Fernand Lopez arrive à sa salle le lendemain, Ngannou l’attend dans le vestibule. Le visiteur répète son discours. Lopez le sent sincère et lui remet, avec sa nouvelle carte d’accès, un sac rempli de vêtements.

« Dès le premier entraînement qu’il a fait, j’ai compris que c’était un phénomène, se rappelle Lopez, qui est aussi l’entraîneur-chef de la MMA Factory. Des costauds qui arrivent à ma salle, j’en connais une pléthore. Je suis aussi originaire du Cameroun et quand des colosses africains arrivent en France, en général, ils atterrissent à ma salle pour se renseigner et pour que je les guide, que je les aide. J’en vois plein, mais ils n’ont pas nécessairement le potentiel qu’avait Francis. Lui, j’avais vu très rapidement qu’il avait le bagage génétique qui en faisait quelqu’un de spécial. »

« Mais pour moi, je n’entrais là ni pour le MMA, ni pour très longtemps, insiste Ngannou. C’est un peu allé de fil en aiguille, sans trop de pression. »

Une nouvelle famille

Lui-même un ancien compétiteur d’arts martiaux mixtes qui avait compilé une fiche honnête de 10 victoires et 7 défaites chez les professionnels, Lopez est convaincu que son nouveau poulain pourra monnayer son talent plus rapidement s’il se convertit à ce sport en plein essor. À la MMA Factory, qui accueille notamment les anciens de Bellator Christian M'Pumbu et Karl Amoussou et le poids coq de l'UFC Taylor Lapilus, d’autres combattants voient le potentiel évident du nouveau venu et joignent leurs voix à celle du coach. À contre-cœur, Ngannou finit par se laisser convaincre.

« Je le répète, ce n’est pas le physique qui m’a impressionné, mais surtout la vitesse pour un mec de ce poids et aussi son intelligence, remarque Lopez. L’intelligence du sport se traduit souvent par la capacité à s’adapter rapidement à des situations qu’on ne connaît pas. Francis tombait sur des problèmes compliqués, mais il avait une capacité à s’adapter qui était effrayante. »

« Je le sentais même avec moi, ajoute-t-il. Quand il est arrivé à la salle, je faisais encore de la compétition, donc je m’entraînais avec lui et je me mettais à discuter de certaines phases de combat. Très rapidement, en l’espace de trois mois, je ne pouvais plus rien faire avec lui. Il me blessait, il me faisait très mal. Il s’était rapidement adapté à la situation et ça, c’est une preuve d’intelligence. Et après, il y a toutes les qualités physiques : la force, la vitesse, l’endurance, la coordination... Tout y est, quoi! »

Simultanément, les choses commencent à se placer à l’extérieur du gym. Didier Carmont, le cousin du Montréalais d’adoption et membre de l’équipe du Tristar Francis Carmont, décide de prendre le nouveau sous son aile.

« Il a créé un groupe d’amis dans la salle pour pouvoir me remonter un peu, pour qu’on passe du temps ensemble. Quand on allait prendre un verre après les entraînements, il m’invitait à chaque fois puisqu’il savait que je n’avais pas d’argent. Parfois, il me dépannait un peu, il me demandait si j’avais besoin d’un ticket pour le métro, des trucs comme ça. Il était toujours là pour moi. »

Au bout d'un certain temps, Carmont fait suffisamment confiance à son protégé pour pousser la générosité à un niveau un peu plus personnel. Il amène Ngannou dans un appartement vide et sans plus d’explication, il lui dit qu’il y sera chez lui pour un mois, le temps de se trouver quelque chose de permanent.

« J’ai enchaîné et c’est comme ça que je suis sorti de la rue », raconte Ngannou. Avec un souci de moins entre les deux oreilles, il continue de mettre de l’ordre dans sa vie. Il trouve un boulot dans une boîte de nuit et commence à économiser. Deux mois après le coup de pouce de Carmont, il se trouve une chambre en banlieue. Elle lui coûte 300 euros par mois, mais sa nouvelle liberté, elle, n’a pas de prix.

« Je suis fier d’où je suis arrivé »

Francis Ngannou est convaincu que si la MMA Factory ne lui avait pas ouvert ses portes, il en aurait défoncé une autre et serait arrivé à ses fins par un autre chemin.

Francis Ngannou« Pour moi, il était hors de question d’en rester là. Ce truc qui était au fond de moi depuis l’enfance, ce besoin de reconnaissance, de prouver aux autres que je n’étais pas un moins que rien, c’était l’occasion pour moi de le combler. Quand tu grandis et que la maladie t’afflige et que tu dois rentrer vivre au crochet de tes frères et de ta mère, au bout d’un moment il y a cette chose qui continue à te hanter. Et tu te dis ‘Mais putain, est-ce que je vais un jour m’en sortir? Est-ce que je vais un jour être bien dans ma vie?’ »

Aujourd’hui, la vie fait plutôt bien les choses pour Ngannou. Dans la cage, ce monstre de 6 pieds 4 pouces et 260 livres fait passer pour des génies ceux qui ont résisté à son entêtement et enduré son sale caractère pour le convaincre d’investir ses qualités athlétiques dans la pratique des arts martiaux mixtes. Il montre une fiche de 9-1, a signé toutes ses victoires avant la limite et frappe aux portes du top-10 de la plus prestigieuse ligue au monde.

« C’est un écorché vif, dit Fernand Lopez. Il a vécu des choses qui le rendent plus fort que la moyenne des personnes. [...] Le sport de combat est très multifactoriel, mais je suis convaincu que si tout se passe bien et que si Francis ne fait pas de bêtise, il aura la ceinture de l’UFC en 2017. »

Jadis considéré comme un écervelé et un rêveur sans jugement dans son propre pays, Ngannou dit qu’il y est aujourd’hui traité en roi. Ces mêmes personnes qui doutaient de lui veulent lui parler, le toucher, le prendre en photo. Ceux qui ne le reconnaissent pas et à qui on raconte son histoire n’en croient pas un mot. Poids lourds à l’UFC, ce n’est pas le genre de vie qui commence en vidant des conteneurs au marché de Douala. « Pour eux, je ne suis pas un homme qui a eu la foi. Je suis la foi en question », s’étonne celui qu’on surnomme aujourd’hui le Prédateur.

Ngannou rend à sa façon ce que la vie lui a donné. À chacun de ses voyages au Cameroun, il apporte de l’équipement pour mettre à la disposition de ceux qui souhaiteraient suivre ses traces. À sa pauvre mère, veuve depuis maintenant 17 ans, il s’assure de fournir tout le support financier pour essayer de rembourser une dette qui, de toute façon, ne se calcule en aucune devise.

« Ça va sembler un peu prétentieux, mais oui, je suis fier de moi. Je n’ai pas eu l’éducation que je voulais. Tous mes rêves ont été brisés faute de moyens. Mais au moins, j’ai quand même eu une morale. Pour un enfant qui a été abandonné à lui-même, je suis fier d’avoir tenu la route. Je suis parti et je suis fier d’où je suis arrivé. »

« Parfois, quand je suis seul, je récapitule un peu ma vie et je me demande où j’ai bien pu puiser l’énergie pour surmonter autant d’épreuves. Comment ai-je pu conserver l’espoir, à certains moments, pour faire ce que j’ai fait? Je ne sais pas d’où ça venait, mais je sais qu’au fond de moi, il y a quelque chose d’énorme qui m’a toujours tenu debout. »