Au rayon des positions au football qui passent le plus inaperçues la grande majorité du temps, celle de spécialiste des longues remises est difficile à battre!

Pourtant, cette semaine, je vous propose un clin d'oeil au Québécois Louis-Phillippe Ladouceur, dont ce sera le 251e match dans la NFL dimanche, face aux 49ers de San Francisco, ce qui représente une nouvelle marque pour un joueur canadien (la marque précédente appartenait à Eddie Murray depuis deux décennies). En termes de longévité, Ladouceur se démarque et pas à peu près, alors qu'il en est présentement à sa 16e saison dans l'organisation des Cowboys de Dallas.

Généralement, lorsqu'un « long snapper » est le sujet de discussion au football, c'est qu'il a commis une bourde monumentale sur un jeu crucial. Ça réflète d'ailleurs la réalité très cruelle de ce job. Lorsque tu demeures dans l'anonymat, c'est probablement parce que tu accomplis ton boulot à la perfection. C'est le genre de position ingrate qui s'accompagne du traditionnel « Tu n'as qu'une tâche à faire, assure-toi donc qu'elle est bien faite! » Et pourtant, ce n'est vraiment pas une mince affaire que d'appartenir à la classe des meilleurs spécialistes des longues remises. Ça prend une variété de qualités auxquelles l'amateur de football moyen n'aurait peut-être pas réfléchi. C'est un job que j'oserais qualifier d'essentiel. Ce ne sont que 8 à 12 jeux par match auxquels participe ce spécialiste, mais chacun des gestes revêt son importance.

Heureusement, dans le cas qui nous intéresse, on veut surtout célébrer le parcours de Ladouceur dans le football, lui qui n'a à peu près jamais gaffé depuis qu'il a fait son entrée avec les Cowboys en 2005. On parle ici d'un athlète ayant fait ses études collégiales à John-Abbott., et qui oeuvre à sa position aussi bien que n'importe qui dans la longue histoire de la ligue.

J'ai calculé que depuis la semaine no 4 en 2005, soit son premier match dans la NFL, Ladouceur totalise 2228 remises consécutives considérées « propres », soit des remises qui ont permis au botteur (et au teneur, quand il s'agit d'un botté de précision) de s'exécuter sans affecter de quelconque manière que ce soit leur efficacité. Ça commence à faire beaucoup de remises!

Avec le recul, on comprend pourquoi Ladouceur avait impressionné Bill Parcells, qui était l'entraîneur-chef des Cowboys à son année recrue. Il est tombé en amour dès le premier entraînement du jeune Québécois, et ce fut le début d'une association aussi longue que productive.

Lorsqu'on parle d'une mauvaise remise au point de vue du calcul statistique, qu'est-ce qu'on entend au juste? Il y a celles qui sont évidentes, où le ballon roule jusqu'au botteur au lieu de lui parvenir directement dans les mains, et celles qui passent tout droit par-dessus la tête du botteur. 

Pour un botté de dégagement, si le botteur doit se décaler le moindrement pour mettre la main sur la remise, c'est considéré comme une mauvaise remise. C'est donc un exercice d'une grande précision. C'est ce qui se rend la séquence de Ladouceur si spectaculaire.

C'est à se demander si Ladouceur n'est pas un robot! Seul un jeu, survenu en 2018 contre Washington, est venu nous prouver qu'il était humain. Il avait alors brusqué un geste et il en avait résulté un sifflet pour remise illégale; ça avait coûté cinq verges aux Cowboys, et la tentative de botté de précision qui s'en était suivie avait raté. Mais à part ce mini impair, le dossier de Ladouceur dans la NFL est absolument sans tache.

Ça peut paraître simple à le regarder aller. il s'installe, met la tête entre les jambes et regarde derrière lui en direction du teneur et/ou du botteur. Mais croyez-moi, il y a beaucoup de technique derrière ces gestes en apparence peu compliqués. Lorsqu'on se met à décortiquer tous les éléments requis pour être bon, ça peut changer notre perception.

Quelques éléments essentiels

D'une part, l'élément « rapidité » est important. Je parle ici du temps que cela prend pour que le ballon se rende au botteur ou au teneur. À titre d'exemple, pour un botté de dégagement, la norme est d'envoyer le ballon au botteur à l'intérieur de 0,7 seconde.

Évidemment, le facteur « précision » est aussi un incontournable. Cela dépend des botteurs, mais si l'on prend l'exemple d'un botteur droitier, il appréciera de recevoir le ballon à la hauteur de sa hanche droite, et pas ailleurs. C'est pourquoi les « long snappers » s'exercent parfois avec un coéquipier carrément assis sur une chaise, de manière à être certain que la remise est positionnée à l'endroit parfait. 

Dans le cas d'un botté de précision, ce sont les mains du teneur qui représentent la cible visée. Il va mettre ses mains légèrement au-dessus de l'endroit où le botteur désire avoir le  ballon pour s'exécuter. On souhaite que le teneur ait à faire un minimum de mouvements pour assurer le rythme de la séquence et que toute l'opération ne prenne que 1,2 ou 1,3 seconde en moyenne. Ça va vite, je vous dis! C'est pourquoi les bons spécialistes des remises arrivent non seulement à être rapides et précis, mais envoient aussi le ballon de façon à ce qu'à la réception, le teneur n'ait pas à l'inverser de côté pour l'alignement des lacets. Lors d'une remise parfaitement réussie, ceux-ci font déjà face aux poteaux. Vous comprendrez que de frapper le ballon sur les lacets, ça peut lui donner l'effet d'une balle papillon! L'effet tremplin n'est pas le même, donc impossible d'avoir autant de distance qu'avec un alignement parfait des lacets.

La constance, elle, est un mélange de la rapidité et la précision. Quand tu envoies le ballon à la même vitesse et au même emplacement de répétition en répétition, c'est comme ça que s'installe un rythme et une chimie entre les différents joueurs.

Ça prend aussi un bon gabarit - Ladouceur mesure 6 pieds 5 pouces et pèse 255 lbs - parce qu'après tout, il faut boucher un trou. Tu es dans le centre, et c'est en passant à côté de toi que les joueurs adverses prennent le chemin le plus direct pour aller déranger le travail du botteur. À quelque part, tu dois être un athlète difficile à contourner. Tu dois être capable de bien bloquer (imaginez de devoir le faire quelques fractions de seconde après avoir eu la tête entre les jambes) et de bien bouger, parce que tu vas aussi faire de la couverture d'après-botté.

Une autre qualité non-négligeable d'un bon « long snapper » : la qualité de sa spirale. D'une part, plus elle est belle, plus les chances sont bonnes qu'elle se rende rapidement à son destinataire. C'est aussi plus facile à attraper, et en plus, ça voyage mieux dans des conditions venteuses, et on sait que dans certains stades de la NFL à compter du mois de décembre, il peut y avoir d'importantes bourrasques.

J'expliquais plutôt qu'un spécialiste des longues remises met le pied environ 8 à 12 fois par match. À ce sujet, on peut dire que c'est exigeant mentalement. Il y a souvent des longueurs entre les apparitions sur le terrain. C'est donc difficile de prendre du rythme. Tu n'es pas souvent dans le feu de l'action, mais chaque fois, tu dois livrer la marchandise ou c'est la catastrophe.

En terminant, un bon spécialiste des remises est aussi un bon « joueur de poker ». Il faut être neutre à chaque remise, de manière à n'offrir aucun indice à l'adversaire sur tes tendances. Tout est tellement scruté à la loupe sur les bandes vidéos que les entraîneurs rivaux vont noter le moindre geste que tu fais qui pourrait trahir tes intentions. Quelle est ta routine? Comment t'installes-tu vis-à-vis le ballon? As-tu tendance à faire un léger mouvement de la tête avant d'effectuer ta remise? Ils vont tout décortiquer! Tout ça de manière à pouvoir voler le compte.Tu dois donc être d'une neutralité exceptionnelle, remise après remise. Ça prend une discipline exemplaire dans ta routine. Ça demande une auto-évaluation, même après 15 ans de carrière chez les pros, afin de t'assurer que tu ne prends pas de mauvais plis que tes rivaux sont prêts à exploiter à la première occasion.

Que ce soit en attaque, en défense ou sur les unités spéciales, ce sont des détails en apparence insignifiants qui, au final, peuvent vendre la mèche. Parce qu'avec des marchands de vitesse hyper athlétiques de l'autre côté du ballon, les risques sont énormes si tu dévoiles ta main d'avance.

Une plus-value qui ouvre des portes

À la base, les spécialistes des remises étaient tous à un moment ou un autre un joueur offensif ou défensif, qui ont compris que le fait d'avoir une corde supplémentaire à leur arc pourrait leur être bénéfique tôt ou tard. Quand tu arrives à un autre niveau et que les coachs apprennent que tu es à l'aise à faire les longues remises, ça peut devenir une porte d'entrée incroyable. À l'Université de la Californie, Ladouceur était un joueur de ligne défensive. C'est le fait qu'il s'était aussi spécialisé dans les longues remises qui lui a valu une audition avec Parcells. Les équipes considèrent qu'elles ne peuvent jamais avoir trop de profondeur à cette position. Advenant une blessure au partant, on ne peut se permettre d'être mal pris et de rendre hasardeuses chaque tentative de botté.

Une des questions classiques lors de la première rencontre d'équipe avec l'entraîneur des unités spéciales, c'est : « Qui ici est familier avec les longues remises? » Que ce soit dans les rangs secondaires ou collégiaux, il y a de quoi bâtir. Ici et là durant le saison, on fait pratiquer les gars ayant répondu par l'affirmative, pour s'assurer qu'ils ne perdent pas l'habitude.

La situation était très semblable pour Jean-Philippe Darche. Un secondeur de ligne partant avec l'Université McGill, il a misé sur cette habileté particulière pour se faire un nid chez les Argonauts de Toronto. Éventuellement, un an plus tard, il a obtenu sa chance avec les Seahawks de Seattle, puis ensuite avec les Chiefs de Kansas City. La plus-value qu'il amenait avec sa capacité à faire les longues remises valait son pesant d'or.

J'ai moi-même joué ce rôle pendant un bon moment, que ce soit au Cégep, à l'université ou chez les professionnels. Si j'ai pu obtenir un premier camp professionnel, en 1988 avec les Patriots de la Nouvelle-Angleterre, c'était entièrement attribuable à ma capacité de faire les longues remises. C'est ça qui m'a ouvert la porte. J'étais un joueur de ligne, oui, mais j'arrivais des rangs universitaires canadiens. Au niveau du jeu sur la ligne, il y avait un monde de différences! J'avais encore énormément à apprendre. En pouvant jouer le rôle de « long snapper », j'ai pu me développer comme joueur de ligne offensive.
Bref, ce n'est jamais un mauvais outil à avoir dans son coffre; j'en suis une preuve vivante.

La bonne nouvelle pour les spécialistes des longues remises en 2020, c'est qu'on a réalisé que c'était une position qui se devait d'être protégée. Que ces gars-là sont vulnérables durant un match. Entendons-nous que s'il n'existe pas de règlements pour les protéger, ils peuvent se faire ramasser solidement. Les ligues ont compris qu'ils avaient un job à faire à ce niveau, et ça aide les « long snappers » à connaître des carrières plus longues.

J'ai le souvenir d'une saison dans les années 90 où j'y ai goûté, et pas à peu près. Ce n'était pas compliqué : si le spécialiste des longues remises avait paru chancelant lors du match précédent, on pouvait quasiment garantir que le match suivant, on allait te tester pour voir si l'hésitation allait rester. On mettait un gros joueur contre toi pour te brasser la cage et faire en sorte que tu repartes dans une spirale vers le bas.

J'avais connu quelques mauvaises remises contre les Lions de la Colombie-Britannique et le match suivant était contre les Roughriders de la Saskatchewan, qui étaient dirigés par un certain Don Matthews. Je l'avais eu comme adjoint à Edmonton quelques années auparavant, et je connaissais ses tendances. Je savais qu'il allait me mettre à l'épreuve dès le début; c'était sa philosophie. Et comme de fait, dès la première fois où j'ai eu à m'exécuter, j'avais le plaqueur défensif étoile Jearld Baylis devant moi. J'ai survécu à la tempête, et ensuite on m'a lâché, mais c'était comme ça dans le temps!

Mais il y a réellement eu des fois où j'ai été projeté tellement fort au fil des ans que je roulais encore au moment où le botteur avait complété son botté! C'est vous dire à quel point c'était une époque différente. Chaque instructeur des unités spéciales avait ses croyances. Certains étaient impitoyables que d'autres... Mais heureusement, ce n'est plus le free for all de nos jours envers ces joueurs qui sont très vulnérables pendant quelques instants, plusieurs fois par match.

C'est rare que les spécialistes des longues remises se méritent des félicitations, mais le moment est très bien choisi pour le faire à l'endroit de Louis-Philippe Ladouceur, un modèle d'efficacité et de régularité à sa position dans la NFL!

* propos recueillis par Maxime Desroches