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RÉSULTATS

Les Marchantes de sable

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COLLABORATION SPÉCIALE

Le désert du Sahara. J'y suis allée huit fois et je ne m'en lasse jamais. Comment peut-on être désabusées devant ces dunes à perte de vue, nimbées d'or rose au soleil couchant? Comment regarder avec ennui les falaises abruptes qui martèlent le paysage, bousculant la douceur du sable avec leurs roches acérées? Le désert, quand on y a goûté ne serait-ce qu'une fois à pied, à cheval ou en voiture, laisse une trace en ceux et celles qui l'ont foulé. Outre le sable qu'on trouve dans ses poches pendant des mois, c'est le souvenir d'une rencontre envoûtante qui vous hante et c'est ce souvenir qui m'a poussé à y retourner encore une fois.

Le trek « Elles Marchent », qui tire son nom de la passe mythique El Maharch, allait me fournir le prétexte dont j'avais besoin. Tenu cette année dans la région de Fezzou au Maroc, ce trek à la compétition presque amicale réunit près de quatre-vingts équipes de quatre femmes en deux sessions de cinq jours : quatre consacrés au trek et une à une journée solidaire où les participantes donnent leur temps et leur énergie à l'un des villages qui les a accueillies si généreusement.

Nous avons donc formé une équipe qui ne craignait pas de se mettre à l'épreuve et de se sortir de sa zone de confort. Suzy Léveillé, une de mes compagnes d'aventure et qui est elle-même habituée à la dure ayant complété deux Ironman, Stella Lenney, avec qui j'ai fait l'expédition au Kilimandjaro avec les « femmes du Canadien » en 2005, Céline Lacerte-Lamontagne, trekkeuse convaincue, mais pour qui c'était la première expérience du genre, et moi, qui ne dit jamais non à un défi intéressant. Nous sommes donc devenues les Marchantes de sable.

Les Marchantes de sable

L'organisation nous a prises en mains à Er Rachidia, à la porte du désert. Déjà, le trajet pour se rendre au bivouac est en soi une aventure. Trois heures d'autobus puis un peu plus d'une à se faire secouer dans un touk-touk avant d'arriver au premier des deux campements. Nous franchissons l'arche d'entrée une première fois, cette arche qui sera notre Saint-Graal à la fin de chaque journée. Le bivouac est magnifique. Les confortables tentes berbères encerclent la zone commune propice aux rencontres et aux échanges, les lieux d'aisance sont en retrait à l'extérieur, contigus aux « douches » : un seau d'eau chaude qui nous paraîtra bientôt le summum du luxe.

Après les contrôles divers et la remise de nos téléphones cellulaires pour s'assurer que nous sommes bien coupées du monde extérieur, nous nous lançons sur nos cartes. Ce trek en est un de navigation à l'ancienne soit boussole, rapporteur breton et cartes topographiques en noir et blanc. À nous d'y tracer notre parcours du lendemain en espérant pouvoir identifier sur le terrain ce qui est un peu flou sur la carte…

Les quatre journées qui ont suivi nous ont fait passer par toute la gamme des émotions, tant mentales que physiques. Si nous avons abordé la première sur le dos des dunes avec une certaine sensation d'euphorie, nous avons vite déchanté dans les ravines agressives de la borne suivante. Des descentes aux enfers dans les replis de la montagne, des remontées délicates sur des roches volcaniques instables, aussi noires que ce que nous broyons à cet instant précis. Après une ravine, une autre, puis une autre encore comme une histoire sans fin. L'euphorie du début s'effrite dans les roches…

Les Marchantes de sable

Le parcours du trek sera parsemé de pierres de toutes sortes et de tout gabarit : des cailloux qui offrent une bonne prise et qui permettent une marche dynamique, des pierres un peu plus grosses, dispersées sur le sol dur et qui s'évitent bien, et des roches serrées les unes sur les autres qui menacent nos chevilles et nos orteils. Chaque borne a son charme ou son maléfice, toute journée ses peines et ses exaltations. Et ses défis aussi. Chaque jour la dernière borne nous réservait une épreuve particulière au degré de difficulté varié. Si se faire peindre les mains au henné n'est pas trop éprouvant, grimper une formation hybride entre la dune et la falaise qui culmine à plus de 900m, après voir marché plus de 20 kilomètres d'abord dans un canyon étroit et sinueux, puis franchi d'autres zones rocheuses et enfin s'être usé les semelles dans l'herbe à chameau, le défi est apeurant. Et tout là-haut, on voit des petites fourmis dotées d'un dossard de trekkeuses qui attaquent vaillamment le dernier col en s'aidant de cordes de sherpas pour ne pas glisser dans la pente abrupte.

En voyant ce monstre qui nous attendait, Céline lève la tête et déclare : « Je ne monte pas ça! » Puis elle se tourne vers nous et demande : « Qu'est-ce qui arrive à l'équipe si je ne le fais pas? » La réponse vient. « La disqualification. Mais personne n'est venu ici pour se tuer… alors ça ne doit pas peser dans ta décision. » C'était mal connaître Céline. « Ok. Pour l'équipe, j'essaie ». Et elle l'a fait. Elle est montée jusqu'en haut, un pas à la fois, soutenue par l'énergie des autres et surtout par ce qu'elle est allée chercher au fond d'elle-même. Et c'est ça le miracle de ce genre d'expérience : découvrir que lorsqu'on pense qu'on est arrivé au bout de ce qu'on avait, il en reste encore. Et que cette ressource est inépuisable.

Nous avons tous eu notre moment de faiblesse quelque part dans le trek. Suzy a terminé une étape ses mouflons aux pieds parce qu'elle n'endurait plus ses chaussures. Le podologue a dû intervenir sur les miens parce que chaque pas devenait difficile… et que je n'avais pas de mouflons! J'ai découvert au retour que les Velcros devant attacher les guêtres de sable sur mes souliers avaient été cousus trop serrés, rendant la chaussure trop contraignante. Ça m'a coûté trois ongles. Et Stella, malgré son optimisme à toute épreuve, a souffert de la chaleur dans le canyon.

Mais les bobos, les raideurs, les cartes à tracer pour le lendemain malgré nos arrivées tardives, la fatigue et les muscles raidis par l'effort disparaissent bien vite derrière les souvenirs qui restent. Des découvertes amusantes comme les bousiers, qui laissent de minuscules traces de pas dans le sable quand ils roulent patiemment des crottes de dromadaires vers leur nid. L'entraide entre les équipes, les cris de joie quand on s'assure que la borne trouvée est bien la nôtre, les paysages qui rivalisent de beauté les uns avec les autres, les passages mythiques qui se multiplient, l'ivresse de descendre une dune escarpée en glissant sur les fesses.

Les Marchantes de sable

Et notre finale aura été bien particulière… Nous avons terminé le trek dans une noirceur d'encre, retardées par notre marche lente dictée par les pieds douloureux. Et nous avons appris que les mirages existent même dans le noir. Éclairée par la faible lumière de sa lampe frontale, Céline a lâché un cri en croyant avoir vu un serpent sauter vers elle. Elle venait d'échapper son bâton et c'était la dragonne qui faisait illusion. Le fou rire qui a suivi aurait enterré la vibration de tous les serpents à sonnette du monde!

Notre trek s'est achevé sous une voûte tellement étoilée que la lumière de nos lampes frontales devenait inutile. Le désert n'était que douceur et féérie, cherchant à nous faire oublier ses sautes d'humeur pour qu'on ne garde que le meilleur de lui. Et plus besoin de la boussole pour retrouver le bivouac, la clameur de l'accueil qui nous attendait se rendait jusqu'à nous, glissant sur le sable pour nous guider vers les équipes qui nous faisaient une haie d'honneur émouvante.

Raconter en quelques lignes une telle expérience est impossible. Rien ne vaut la justesse des images pour rendre justice aux paysages que nous avons traversés. C'est pourquoi Sylvain Rancourt, réalisateur, et Zachary Fay, caméraman, se sont rendus sur place pour préparer une émission qui, on l'espère, saura traduire la majesté de ce coin du monde et la particularité de ce trek. Mais ils n'ont pas été que des techniciens derrière une caméra, une perche audio ou la manette d'un drone. Ils ont surtout été des compagnons d'aventure précieux, des présences rassurantes et des amis exceptionnels à retrouver chaque soir au bivouac. Et c'est grâce à eux que vous pourrez vivre vous aussi, un peu de la magie du trek Elles marchent.