La soirée du dimanche 14 août 2016, au stade olympique de Rio, nous avait procuré un niveau d’émotion d’une intensité si exceptionnelle, qu’il était pratiquement impensable d’en ajouter davantage moins d’une semaine plus tard. Et pourtant...

Il y avait eu d’abord, en préambule de la grande finale du 100 mètres masculin, un long parcours qui rendait plutôt difficile la lecture de la hiérarchie mondiale qui prévalait à ce moment précis, l’été dernier. Absent sauf pour quelques courses, dont une performance convaincante en Diamond League à Londres, en juillet, Usain Bolt faisait ce qu’il a toujours si bien fait, soit laisser répandre toutes sortes de rumeurs sur son état de santé. Pendant ce temps, l’américain Justin Gatlin était omniprésent, sur les pistes et devant les caméras, clamant haut et fort ses prétentions de détrôner Bolt. Puis, en toile de fond, il y avait un tout jeune sprinter de 21 ans, Andre De Grasse, un Canadien né en Ontario, qui avait ébloui les observateurs aux Championnats mondiaux de 2015 en terminant ex-aequo en troisième position au 100 mètres.

Le parcours de De Grasse, au cours de l’été 2016, laissait aussi planer son lot de doutes. Certes, il avait remporté la finale du 100m aux Championnats canadiens, à Edmonton, mais avec un chrono d’à peine 9,99. Puis, au 200m, De Grasse ne s’était classé que 3e, à égalité avec Aaron Brown, totalement éclipsé par Brendan Rodney, qui réussit l’une des meilleures performances de l’année sur la distance, avec un 19,96! Le médaillé de bronze des Mondiaux pouvait-il porter légitimement les espoirs du Canada de remonter sur le podium olympique du sprint pour la première fois en 20 ans?

Andre De Grasse et Usain BoltC’est lors de la deuxième des trois demi-finales du100 mètres, le 14 août, deux heures avant la grande finale, que le portrait s’est largement précisé. De Grasse se retrouvait directement confronté à Bolt, tous les deux voisins de couloirs, le Canadien dans le 5, le Jamaïcain dans le 6. Du coup de pistolet jusqu’à la ligne d’arrivée, les deux mirent moins de dix secondes à faire un énoncé clair et précis : ils étaient au sommet de leur forme et avaient atteint un niveau de performance ultime en vue de la finale olympique. Ils terminèrent un et deux, séparés par 6 centièmes, sans trop faire d’effort. Gatlin allait remporter la dernière demi-finale pour lui aussi passer son message.

La grande finale nous donnait donc deux grands centres d’intérêt. Bolt allait-il maintenir sa séquence amorcée à Pékin? Et De Grasse craquerait-il sous la pression des Jeux?

Les réponses sont venues de façon éloquente! Bolt a mis le moteur en marche à sa façon habituelle et a largué Gatlin dans les derniers 60 mètres. De Grasse, lui, a couru un furieux dernier 50 mètres et est venu à deux millièmes près de coiffer Gatlin pour la médaille d’argent, établissant une nouvelle marque personnelle. Pour la plupart des Canadiens, c’était le scénario rêvé. Pour nous et nos collègues anglophones, assis à quelques centimètres de notre position de commentateurs, ce fut un moment professionnel mémorable, ce genre de situation qui attise la passion qui nous anime en faisant ce métier!

Le sourire

Je dois l’avouer, les premières descriptions du lundi matin 15 août furent particulièrement difficiles. Il fallait repartir la machine après avoir laissé derrière nous une quantité d’énergie incroyable. Le réservoir à émotion avait été vidé la veille et les cordes vocales en avaient pris un bon coup!

Mais les Jeux olympiques ont cette capacité de raviver rapidement les choses et malgré la performance décevante de Shawnacy Barber, au saut à la perche, en soirée, nous avions retrouvé notre rythme de croisière. Surtout qu’il y avait dans la mire, le deuxième round du sprint masculin, le 200 mètres, qui nous permettait d’anticiper une autre confrontation dramatique en finale. En l’emportant au 100m, Usain Bolt avait ramené tous les feux de la rampe vers lui, sur l’échelle planétaire. En remportant le bronze, André De Grasse avait soulevé le Canada en entier et le pays se mit alors à rêver d’une autre médaille.

Lorsque les listes de départ des trois demi-finales ont été dévoilées, après le long processus des vagues, nous avons été éberlués de constater que De Grasse se retrouvait encore confronté directement à Bolt, voisins de couloirs pour la deuxième fois, en deuxième demi-finale, pour la deuxième fois en moins d’une semaine! Il n’y avait qu’un pas à franchir pour anticiper encore une fois un scénario rêvé, bien que le véritable potentiel du coureur canadien était plus difficile à juger après les Nationaux d’Edmonton.

Andre DeGrasse et Usain BoltChose certaine, nous étions bien loin de nous douter que nous allions vivre ce qui, pour moi, fut le moment magique des Jeux de Rio! Dès la sortie des blocs, Bolt s’est à nouveau fait rassurant. De Grasse, lui, a un peu semé le doute. Mais au tournant menant au dernier 100 mètres, les deux ont laissé exploser leur formidable talent, un talent immense, hors du commun, reposant sur des styles très différents et une morphologie presque aux antipodes!

Le grand roi entraîna d’abord le prétendant dans son sillon, mais au dernier 100 mètres, ce fut l’inverse. C’est De Grasse qui poussa Bolt, de façon inattendue pour le champion. Les derniers 20 mètres de ce « petit jeu » appartiennent dorénavant à l’histoire! Presqu’en trottant, se regardant mutuellement avec un large sourire, Bolt et De Grasse passèrent la ligne d’arrivée en réalisant des chronos presque dignes d’une finale. Encore une fois, le jeune Canadien éclipsa sa marque personnelle et montra sans détour son potentiel absolu pour une autre médaille. Bolt, lui, avait eu beau sourire, il n’en exprima pas moins un certain inconfort d’avoir ainsi été poussé par le « petit jeune » dans un contexte qui, selon lui, ne l’exigeait pas. De Grasse répliqua qu’il n’était pas dans sa nature de lever le pied, finale ou pas!

Loin de moi l’idée de banaliser la finale, le lendemain soir. En fait, autant Bolt que De Grasse nous ont donné matière à émerveillement. La 8e médaille d’or de Bolt le rapprochait davantage du livre des records. Il ne lui restait que la « formalité » du relais 4 X 100m à passer. Dans le cas de De Grasse, il était maintenant clair qu’il pouvait dorénavant prétendre aux plus grands honneurs et ce, pour plusieurs années encore.

Mais les moments historiques dans le sport s’écrivent souvent dans un contexte inattendu et les grands revirements prennent souvent forme à l’extérieur des méga-plateformes que sont les matchs ultimes ou les finales. C’est exactement ce que nous avons vécu, le soir du 17 août 2016, au stade de Rio. Le moment magique, celui qui fait le tour du monde, celui qui fait crier, soulever, frémir les passionnés de sport s’était bel et bien passé en demi-finale de la discipline du 200 mètres. La grande finale fut la suite logique de cet instant exceptionnel, ni plus, ni moins.

Je serai reconnaissant, à jamais, après toutes ces années de carrière, d’avoir été témoin d’un tel moment et d’avoir eu le bonheur et l’honneur de vous le décrire en compagnie de mes collègues. Ce sont des moments qui ont sur nous un effet immense, rempli de différents courants. On se sent à la fois grand et tout petit, on se sent hautement responsable professionnellement tout en ayant envie de crier sa joie comme amateur de sport et citoyen d’un pays. On a envie de les revivre, dès le lendemain matin. On a envie de poursuivre sa carrière éternellement.

Je vous offre tous mes vœux de bonheur, de santé et de paix pour la nouvelle année.