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RÉSULTATS

De Cross Lake à Montréal, Brady Keeper a défié les probabilités pour atteindre la LNH

Brady Keeper Brady Keeper - Getty
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LAVAL – Avant la construction du pont Kichi Sipi, en 2002, aucune route quatre saisons ne permettait de sortir de Cross Lake pour se rendre à Winnipeg, 700 kilomètres plus au sud. Arrivé à l'embouchure du lac Pipestone, un traversier servait à relier la communauté crie de 9000 habitants à la route 374, puis à la 373. Un détour vers le nord permettait ensuite de filer sur l'autoroute 6 jusqu'à la capitale du Manitoba.

« Il fallait rouler un bon deux heures sur un chemin de terre, se rappelait récemment Brady Keeper dans le calme d'un vestiaire désert. Je ne me souviens pas exactement quand il a été pavé, mais aujourd'hui, il ne reste peut-être qu'une quinzaine de minutes à faire sur le gravier. »

Vous ne serez pas étonné d'apprendre qu'aucun joueur de la LNH n'avait encore vu le jour à Cross Lake – « Pimicikamak » en langage cri – à l'époque où le défenseur du Rocket de Laval s'amusait avec ses quatre frères et ses deux sœurs sur la patinoire que son père entretenait derrière la maison familiale. Les raisons derrière cette réalité sont en partie géographiques. Mais il y a plus.

Comme plusieurs communautés autochtones au Canada, Cross Lake subit encore aujourd'hui les conséquences des tentatives d'assimilation du passé et se retrouve souvent dans l'angle mort des gouvernements. En 2017, une équipe de la CBC s'y était rendue pour se pencher sur les causes d'une vague de suicides qui frappait la jeune population. Le reportage qui y a été produit dépeint un village miné par l'alcoolisme, la consommation de drogues, le décrochage scolaire et la violence conjugale.

Keeper avait déjà quitté Cross Lake pour s'aligner avec une équipe junior A à cette époque, mais le drame ne l'avait pas laissé insensible. « C'était fou. Ces gens-là, c'était du monde qu'on connaissait. Certains étaient plus vieux que moi, d'autres plus jeunes. C'est triste parce qu'on ne reçoit pas énormément d'aide là-bas. C'est la même chose dans plusieurs communautés, pas juste au Manitoba. »

Keeper répètera souvent, durant une discussion d'une trentaine de minutes, que ses frères et sœurs ont eu de la chance. Leurs parents, un enseignant et une employée du dispensaire local, ont travaillé fort pour garder leurs enfants dans le droit chemin. « Ils nous tenaient occupés, ils nous forçaient à marcher droit, dit-il. Ils nous parlaient constamment de l'importance de prendre les bonnes décisions. Il y a si peu à faire là-bas qu'il suffit d'un rien pour se mettre dans le trouble. »

S'accrocher

Comparativement aux compagnons de son enfance, Keeper assure qu'il l'a eu facile. Face aux athlètes qu'il affronte aujourd'hui dans les rangs professionnels, c'est tout l'inverse.

À 15 ans, on l'a retranché du camp de sélection de l'équipe M18 AAA de sa région. Même chose l'année suivante, mais avec une petite touche supplémentaire de cruauté. « Ils m'ont coupé, puis m'ont rappelé pour me demander si je voulais finalement jouer. Et la veille du premier match à domicile, ils m'ont renvoyé à la maison. » Convaincu qu'on ne l'appréciait pas à sa juste valeur, il a abouti dans une ligue Junior B.

À 18 ans, il a fini par atteindre le plus haut palier auquel les jeunes de Cross Lake pouvaient habituellement aspirer en gagnant sa place au sein du Blizzard de la nation crie Opaskwayak (OCN), un club Junior A établi à trois heures et demi de route de chez lui. Il y jouera pendant trois saisons.

Brady Keeper et Tyler JohnsonÀ 19 ans, Keeper a fait une rencontre qui allait changer sa vie. Pendant un tournoi estival, il est tombé dans l'œil d'Alfie Michaud, un ancien gardien de but qui avait brièvement atteint la LNH et qui s'initiait alors au métier d'entraîneur à son alma mater, l'Université du Maine. Michaud a relayé ses observations à ses collègues, dont le Montréalais Ben Guite, qui se sont mis à courtiser Keeper.

« J'ai participé à un camp à Muskegon avec l'équipe USHL, ensuite à une sorte d'essai quelque part au Manitoba. Quand je suis sorti de la glace, on est venu à ma rencontre pour m'offrir une bourse d'études complète », relate Keeper, un discret rictus d'incrédulité dans la voix.

Keeper a déménagé pour la première fois à l'extérieur de sa province natale à l'âge de 21 ans. L'opportunité était inespérée, mais aussitôt entré dans ce formidable ascenseur social, la recrue a été prise d'un violent vertige.

« Je suis arrivé pour les cours d'été. Après deux ou trois jours, j'ai essayé de quitter. Mon billet d'avion était acheté, raconte-t-il. Je crois que j'étais juste effrayé. Pas de ne pas être assez bon, l'aspect hockey ne me stressait pas. Mais être loin de ma famille, loin de mon environnement… j'avais peur d'essayer. »

S'impliquer

Keeper affirme qu'Alfie Michaud s'est démené comme un diable pour convaincre son protégé de persévérer. Il s'est mis à recevoir des appels de joueurs de la LNH qui tentaient de le convaincre de s'accrocher. Celui de Jordin Tootoo a touché une corde particulièrement sensible. La décision de sa copine de l'époque, qui est aujourd'hui la mère de ses trois garçons, de venir le rejoindre a finalement mis fin au dilemme.

« Je n'ai aucune idée ce que je ferais aujourd'hui si je n'étais pas resté. Je ne veux même pas y penser, pour être honnête. J'aurais probablement encore plus d'enfants! », s'esclaffe timidement l'athlète de 27 ans.

Brady Keeper et Brigette LacquetteKeeper a joué pendant ses deux saisons à Orono. Il a tellement bien paru qu'au printemps 2019, des équipes de la LNH lui ont présenté des offres de contrat. Il a accepté celle des Panthers de la Floride, avec qui il a disputé un premier match avant les vacances estivales. Dans sa communauté, Keeper était déjà une vedette locale depuis qu'il avait réussi à percer dans le Junior A. Cet été-là, Cross Lake l'a accueilli comme on recevrait un champion de la Coupe Stanley à Sorel, l'Ancienne-Lorette ou Gaspé.

Dans ce hameau où le quotidien croule sous la lourdeur du vide et où l'espoir est une denrée rare, Keeper est devenu un symbole de réussite et son souhait est de redonner à ceux qui rêvent de suivre ses traces. Parmi les exemples de son implication, il cite notamment la création récente avec l'ancienne olympienne Brigette Lacquette de B2 Hockey, un programme ciblant les communautés autochtones qui met l'accent sur l'importance de la santé mentale et de bonnes habitudes de vie par l'entremise du sport.  

« Les jeunes là-bas, ils ont besoin d'exemples à suivre, de quelqu'un qui les aide à croire qu'il y a une récompense au bout du chemin s'ils font les bons choix. Il faut qu'ils puissent croire que si j'ai pu le faire, ils peuvent le faire aussi. J'espère être le rayon d'espoir qui poussera la prochaine génération à essayer et à persévérer, que ça soit au hockey ou à l'école. J'aimerais que plus de jeunes osent suivre leurs rêves sans avoir peur d'échouer. »

Brady Keeper ne jouera peut-être pas un seul match de plus dans la LNH. S'il continue d'utiliser ses accomplissements pour tirer les siens vers le haut, ça n'aura pas vraiment d'importance.