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Joel Waterman ou la constance d'un grand négligé

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MONTRÉAL – Dans la dernière décennie, l'écosystème sportif montréalais a produit peu d'histoires aussi extraordinaires que celle de Joel Waterman.

Le défenseur du CF Montréal a été formé dans une école à peine plus grosse que le cégep de Jonquière. Son ancien entraîneur, Mike Shearon, l'admet sans gêne : on ne s'inscrit pas à l'Université Trinity Western parce qu'on vise une carrière de joueur de soccer professionnel. Alors si on ne parlait de lui que comme un titulaire indiscutable au sein de l'une des meilleures équipes de la MLS, le parcours de Waterman serait déjà invraisemblable.

Le fait que sa candidature soit présentement évaluée par les dirigeants de l'équipe canadienne en vue de la Coupe du monde rend son ascension encore plus hallucinante.

« En termes de soccer, Joel est assurément une exception », étiquette fièrement Shearon.

Lorsqu'il est arrivé sur le campus de TWU il y a six ans, Waterman aurait dû comprendre que son avenir était ailleurs que sur les terrains. L'Académie des Whitecaps de Vancouver avait jadis rejeté sa candidature. Entre l'âge de 15 et 17 ans, il avait été largué des sélections provinciales de la Colombie-Britannique. Il avait tenté de se vendre à des universités américaines, « parce que devenir professionnel si tu restais à l'école au Canada, ça ne se voyait pas. » Sans succès. C'est donc par dépit bien plus que par ambition qu'il avait fini par s'aligner avec l'équipe de son institution locale.

« Quand je suis arrivé là-bas, je suis immédiatement tombé en amour avec la place. Mais ce n'était assurément pas la première option sur ma liste », a avoué le grand rouquin dans une entrevue accordée à RDS.

Le réseau universitaire canadien n'est pas nécessairement un désert sans oasis pour les joueurs de soccer qui rêvent d'une grande carrière. L'international canadien Mark-Anthony Kaye, par exemple, a joué pendant deux ans à l'Université York avant d'être détecté par l'Académie du Toronto FC. Il existe des exceptions.

« Mais Joel a passé cinq ans ici, il a décroché son diplôme, met en perspective Mike Shearon. Des histoires comme celle-là, il ne s'en fait plus. »

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Waterman s'était toujours fait dire qu'il était trop frêle pour faire partie de l'élite. Cette réalité le suit comme un sabot de Denver pendant ses deux premières années avec les Spartans. Puis, à l'été 2016, pour faire le pont entre deux saisons, il se joint aux Kitsap Pumas, un club de la Premier Development League (PDL, aujourd'hui connue comme la USL2) établi à Bremerton dans l'État de Washington.

« C'était une vieille ville militaire où il ne se passait pas grand-chose, alors je pouvais vraiment mettre toute mon attention sur le football, raconte le numéro 16 du CF Montréal. C'est là que ça a commencé à cliquer pour moi. Notre entraîneur, Cam MacDonald, était un Anglais de la vieille école. Il nous apprenait à devenir des hommes. Quelque chose a changé en moi cet été-là. »  

Mike Shearon remarque la même chose. « C'est comme si quelqu'un avait activé un interrupteur. Il est devenu plus sérieux à propos de tous les petits détails. Il était tout à coup beaucoup plus confortable avec qui il était. »

Logiquement, Shearon réagit en confiant plus de responsabilités au nouvel émancipé, mais il a en quelque sorte les mains liées. À la position de milieu relayeur convoitée par Waterman, l'entraîneur compte déjà sur Elijah Adekugbe, le frère de l'international canadien Sam Adekugbe. Pour plus de minutes, Waterman va devoir trouver son bonheur dans des tâches un peu plus ingrates.

« Il voulait être comme Elijah, être le patron au milieu de terrain et contrôler l'action. Mais il a accepté le rôle que je lui ai confié. Il travaillait fort défensivement, il faisait de grosses courses pour récupérer le ballon, plein de petites choses qu'il ne voulait pas vraiment faire, mais qui rendait l'équipe meilleure. C'est là que j'ai constaté pour la première fois l'étendue de son vrai potentiel. »

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L'année suivante, Adekugbe quitte l'équipe et Waterman obtient la promotion qu'il souhaitait. Une blessure à une cheville le prive de la moitié de la saison, « mais à son retour, il a marqué le but gagnant dans chaque match qu'il a joué », se souvient Shearon. Il termine l'année avec six buts et trois passes décisives en seulement neuf départs.

À l'été, il repart convoiter du temps de jeu en PDL, cette fois chez les Calgary Foothills. L'équipe est dirigée par Tommy Wheeldon Jr., qui allait éventuellement devenir son entraîneur à son passage chez les professionnels. La relation entre les deux hommes commence toutefois sur une note tendue.

À son nouveau poulain, encore sur son nuage après avoir rempli les filets à l'université, Wheeldon partage une vision qui est d'abord reçue comme une insulte, celle de le convertir en défenseur central.

« J'imaginais un monde dans lequel il pourrait jouer davantage au ballon en descendant de quelques lignes, explique Wheeldon. J'ai grandi en regardant jouer Ronald Koeman avec mon père. Avant lui, il y avait eu Franz Beckenbauer et Franco Baresi. Ces gars-là construisaient le jeu à partir de la ligne arrière. J'observais Joel et je voyais sa lecture du jeu, son talent de passeur, son intelligence... je le voyais dans ce rôle. »

Wheeldon utilise le mot « perplexe » pour décrire la réaction de Waterman lorsqu'il lui a pour la première fois exposé sa théorie. « J'étais furieux, corrige le principal intéressé en riant. Ce que je comprenais, c'est qu'il ne me trouvait pas assez bon pour jouer dans un rôle plus offensif. Pourtant, je savais que je pouvais faire le boulot dans ce calibre de jeu. Pourquoi devais-je encore reculer? »

« J'ai fini par lui dire qu'il toucherait probablement au ballon vingt fois de plus par match, enchaîne Wheeldon. Et là ses yeux se sont illuminés. J'ai dû travailler fort pour lui vendre mon idée, mais dès qu'il a compris les motifs derrière ça, il a accepté le défi et n'a jamais cessé de s'améliorer depuis. Aujourd'hui, je ne pourrais être plus ravi par le résultat. »

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Quand la Première Ligue Canadienne (CPL) voit le jour, Wheeldon hérite de tous les pouvoirs décisionnels au Cavalry de Calgary. Il amène avec lui un paquet des joueurs qu'il a dirigés avec les Foothills, dont Waterman, qu'il repêche en deuxième ronde du repêchage universitaire. L'expérience en défense centrale se poursuit avec un succès de moins en moins équivoque.

« Je me souviens de certains moments et de certaines décisions qui n'étaient pas tout à fait au point, mais Joel a toujours été ouvert à faire de la vidéo, à apprendre et appliquer ses nouvelles observations à l'entraînement. Il n'a jamais cessé d'évoluer », documente Wheeldon.

À la fin de la saison, Waterman est reconnu comme l'un des meilleurs défenseurs de la CPL. Son équipe a dominé la ligue en n'accordant que 19 buts en 28 matchs. Un article signé par Marty Thompson en janvier 2020 note qu'il a largement mené tous les défenseurs du circuit avec une moyenne de 48,36 passes complétées par tranches de 90 minutes.

Avec ces succès, Waterman se permet de commencer à rêver à l'Europe. Mais d'une certaine façon, c'est l'Europe qui vient à lui. L'Impact de Montréal, qui vient de nommer Thierry Henry au poste d'entraîneur, le courtise.

« Je vais être honnête, cet appel m'a complètement pris par surprise », dit celui qui est devenu le premier joueur de l'histoire de la CPL à signer un contrat en MLS. Au début du camp d'entraînement, il proclame avec confiance vouloir paver la voie à ceux qui voudraient suivre ses traces. Sous ses airs de conquérants, il est plombé par le doute.

« Le niveau était évidemment plus élevé que tout ce que j'avais connu et ça m'a pris un temps pour m'adapter. Il y a des fois où je me suis dit merde, est-ce que c'est vraiment pour moi? Est-ce que j'étais vraiment prêt pour ça? »

Derrière Luis Binks, Rudy Camacho et Rod Fanni, les minutes sont difficiles à gagner. Les embûches provoquées par la COVID et la pression de jouer pour Henry limitent sa progression. « Mais une fois que [Wilfried Nancy] est arrivé en poste, on a senti un changement dans la culture du club. Wil m'a donné la chance d'apprendre de mes erreurs et de vraiment gagner en confiance, de m'améliorer. »

Deux ans plus tard, personne n'oserait remettre en question la place de Waterman dans le dernier rempart du CF Montréal. Il a été le joueur le plus utilisé par Nancy cette saison et s'est classé au deuxième rang de l'équipe au niveau du pourcentage de passes réussies (88,5%). Il a en plus contribué en attaque avec trois buts et quatre passes décisives.

« C'est du pur bonheur de constater son évolution et de voir la confiance avec laquelle il joue présentement, se réjouit Tommy Wheeldon Jr. Il me fait parfois penser à un joueur espagnol quand il met son pied sur le ballon et prend une pause pour attirer un joueur adverse avant de repartir l'action à partir de l'arrière. J'aime vraiment ces petits détails qu'il a ajoutés à son jeu. »   

« Tommy a vu quelque chose en moi que je n'aurais pas soupçonné, reconnaît aujourd'hui Waterman avec humilité. Avec le recul, je réalise que plusieurs des qualités que j'avais comme milieu de terrain font de moi un défenseur central avec des attributs uniques, surtout avec le ballon. Le football moderne évolue dans cette direction et il faut croire que je corresponds au profil! »

L'éternel négligé ne saurait dire s'il aurait abattu toutes ces barrières sans la vision prophétique de son ancien entraîneur, mais il sait maintenant précisément où il veut s'en aller. Il a été appelé deux fois par la sélection canadienne dans les deux dernières années, mais attend toujours d'obtenir ses premières minutes sur la scène internationale. Certains n'ont pas abandonné l'idée de le voir au sein de l'effectif de John Herdman le mois prochain au Qatar. D'autres croient qu'il manquera de temps pour convaincre le sélectionneur.   

La simple existence de ce débat est en soi un énorme accomplissement pour Joel Waterman.

 

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