C’est un exercice qui vous met la gueule en travers pendant des kilomètres et qui vous fout le stress toute la journée passée sur la selle. Une tactique de course qui peut vous faire perdre en l’espace de quelques bornes tout espoir de victoire dans n’importe quelle course, qu’elle soit par étapes ou d’un seul jour. Mais ce n’est pas un art perdu. Loin de là. Parce que la plupart du temps, on se souvient que le vent est capable de venir mettre le bordel dans un peloton. Du vent, des éventails qui se forment, des coureurs qui sautent, des hommes à la dérive. On se croirait parfois dans une étape de montagne tellement il peut y avoir des coureurs partout.

            La bordure. Belges ou Hollandais en sont passés maîtres. Car dans le plat pays qui est le leur, le vent est un incontournable, un élément naturel qu’il faut apprivoiser, pour autant que l’on puisse apprivoiser la nature. Ils le sentent, le devinent, sont aux aguets à la moindre brise suspecte. Et savent surtout l’anticiper. Parce qu’au jeu de la bordure, ceux qui gagnent sont ceux qui la voient venir en premier. Alors, quand vous êtes élevés à l’école du dieu Éole, inutile de vous dire que vous possédez un avantage certain sur la concurrence. Un avantage, vous dites ? Demandez à Romain Bardet qui, au soir de la 10e étape du dernier Tour de France, a dû payer une bonne bière à son coéquipier belge, Oliver Naesen, celui-là même qui l’a accroché au bon éventail dans une étape qui a éparpillé les coureurs « façon puzzle », comme dirait l’autre. Cette 10e étape qui fera dire à Thibaut Pinot que c’était une journée de merde. La même étape où les EF-Education First avaient placé leurs beaux maillots roses au-devant du peloton pour justement créer cette bordure. Mais cinq kilomètres trop tôt. Et lorsque les Deceuninck ont mis le peloton en éventail, Rigoberto Uran s’est retrouvé piégé, comme Pinot, comme Fuglsang, comme Porte, comme Mollema, comme Landa. Un art. Qu’il faut savoir maîtriser pour l’utiliser à bon escient. Comme ce jour de juillet 2016, où Peter Sagan et Maciej Bodnar provoquent une énième bordure avec 30 kilomètres à faire. Dans leur roue, Chris Froome et Geraint Thomas. Derrière, personne. Des gagnants et des perdants. Beaucoup de perdants.

            La bordure a ce côté magique que ne possèdent pas les étapes de montagne. Parce qu’on sait qu’elles seront un moment décisif dans une course à étapes, on les anticipe, on les attend avec impatience, mais elles arrivent finalement, perdant ainsi le charme de la surprise. La bordure, elle, joue à la fille de l’air. Elle peut arriver comme un chien dans un jeu de quilles, ou bien rester cachée et faire sa timide. On a beau l’appeler de tous nos vœux assis dans le fond de notre canapé, elle ne se donnera que si elle en a envie. On aurait envie de lui chanter « Fais comme si j’avais pris la mer/J’ai sorti la grand’ voile/Et j’ai glissé sous le vent » histoire de l’attirer, mais ça ne changera rien. C’est elle qui décide si elle veut se pointer le bout du nez. Ou plutôt, ce sont eux qui décident. La direction du vent, sa force, le contexte, vous pouvez mettre tous les ingrédients dans le mélangeur, ça reste les coureurs qui appuieront sur le bouton.

            Tout le monde connaît ces étapes où on ne peut pas gagner, mais où on peut tout perdre. Comme les deux premières étapes de Paris-Nice qui, pour les leaders assumés, ont consisté à sauver sa peau. On aurait pu assister à deux étapes pépères, de celles qui vous plongent dans un sommeil léger, bercés que vous êtes par les voix ronronnantes  qui sortent des haut-parleurs de la télévision. Mais non. Cette fois-là, le vent s’est invité pour mettre la panique dans un peloton déjà transi par la pluie et le froid. Comme pour rajouter une couche à la misère de tous ceux venus pour courir après le soleil. Mais en ces deux journées d’un mois de mars exécrable, on a plutôt couru contre le vent, avec des gagnants et beaucoup de perdants. Mais tous se sont mis la gueule en travers. Même les Belges et les Hollandais. Un art, la bordure ? Oui. Un savoir-faire fait de souffrance, certes, mais un art quand même. Celui de jouer avec le vent.