On était resté sur un dimanche marqué de l’empreinte des Pedersen : Casper, au bout d’une avenue de Grammont dont la place dans l’histoire du vélo n’est plus à faire, et Mads, dont la belle victoire après avoir franchi 232 kilomètres et 11 monts des Flandres n’avait rien à envier à celle de Ruben Guerreiro, en haut de Roccaraso, sur les routes du Giro. Un Giro dont on attendait beaucoup de cette étape des Apennins, aussi dangereuse pour le classement général qu’une pandémie mondiale peut l’être pour un calendrier cycliste qui ne tient maintenant plus qu’à un fil. Car oui, ce mardi matin, on en était à s’inquiéter de la tournure des événements après que les Jumbo-Visma et les Mitchelton-Scott décidèrent de plier bagage et de quitter le Tour d’Italie, aux prises avec une COVID venue rappeler à tout le monde qu’on est encore bien chanceux de pouvoir s’émerveiller de voir des gars s’écharper sur un vélo au cœur d’un automne pas comme les autres. L’Amstel avait déjà fait les frais de mesures sanitaires diablement compréhensibles au vu des circonstances, avant que l’annulation de Paris-Roubaix ne vienne donner un autre gros coup de semonce au cyclisme professionnel, rappelant à tous que la réalité ne peut être mise de côté, aussi belles soient les courses de bicycles à pédales. 

Au matin d’une 10e étape aussi piégeuse qu’une course à travers les monts des Flandres ou des Ardennes, on en était bien plus à s’inquiéter de la capacité d’un Giro à aller au bout de la troisième semaine que de savoir qui allait lever les bras à Tortoreto. Le contrôle positif à la COVID de Kruisjwijk jetait une ombre encore un peu plus opaque sur un peloton de 145 unités duquel on avait soustrait les Néerlandais et les Australiens. Yates et Kruijswijk furent donc rattrapés par une réalité dont on espérait se cacher, bien à l’abri dans les hôtels et les bus d’équipe. Raté. Au-delà du Giro, ce sont ainsi les dernières courses du calendrier cycliste qui commencent à trembler. Dans la péninsule ibérique, il y a quelques jours, on se demandait si on allait bien pouvoir arriver en haut du Tourmalet, le 25 octobre, en raison de la neige. Maintenant, on se demande simplement si on aura de quoi annuler le cas échéant. L’ambiance en avait pris un coup au lendemain du premier jour de repos d’un Giro qui commence à ressembler à une course dont celui qui arriverait sur la rampe de départ du chrono de Milan aurait encore toutes ses chances de l’emporter.

Il fallait quelque chose de gros pour que se dissipe au moins pour quelques heures cette morosité ambiante qui nous rappelait bien trop étrangement celle qui planait au-dessus du peloton de Paris-Nice, en mars dernier. Et il y eut quelque chose de gros. D’immense, même. Quelque chose à la hauteur d’un ancien triple champion du monde. Lorsque Peter Sagan se glissa dans l’échappée matinale, on aurait dû se douter de quelque chose. Le profil de l’étape, la composition du groupe de fuyards, une météo incertaine, tout ça aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Pourtant, l’échappée n’a jamais semblé hors de portée d’un peloton qui sait très bien qu’il ne faut pas laisser une grosse marge de manœuvre au coureur slovaque. À 60 kilomètres de Tortoreto, l’avance des six échappées n’était que de 4 minutes 30. Pas de quoi affoler un peloton de grand tour. Plus les kilomètres défilaient, plus l’écart diminuait, inexorablement. Et quand Pello Bilbao décida de secouer de sa torpeur un peloton où les favoris se laissaient bercer, l’avance n’était plus que d’une vingtaine de secondes. Autant dire pas grand-chose. L’échappée de Sagan allait rester dans l’histoire de cette étape comme celle d’un beau coup de panache d’un champion qui n’en finit plus de courir après un succès qui lui glisse des mains depuis 461 jours. Et puis, alors que le leader de la Bahrein-McLaren touchait du doigt les deux derniers survivants de l’échappée dans le dernier raidard avant l’arrivée, Peter le Grand décida de s’en aller seul. Dressé sur ses pédales, il s’arracha sur ses pourcentages infernaux pour aller chercher la libération, celle qui lui permettrait d’enlever de ses épaules ce poids qui s’alourdissait plus le temps passait. La poursuite dura une douzaine de kilomètres, douze kilomètres pendant lesquels le Giro se déroba de la réalité. Tel un magicien aidé de ses assistants, Bilbao mais aussi Almeida, qui tenta d’aller grappiller quelques secondes encore, Sagan nous a offert tout un spectacle, nous rappelant au passage que pour lui, le vélo est un « show ». Incapable de battre Arnaud Démare sur un sprint pur, il allait donc aller chercher sa première victoire en plus d’un an avec la manière. Et quelle manière, ajoutant par la même à son palmarès, et à sa légende, une victoire qui le fait entrer dans le club des vainqueurs d’étape sur les trois grands tours. On l’aime ou l’aime pas, Peter, on peut le trouver un peu trop excentrique, un peu trop « showman ». C’est vrai. Mais avouez que pendant une quinzaine de minutes, en ce mardi qui commença de manière plutôt préoccupante, il vous aura fait oublier que le vélo pourrait s’arrêter abruptement dans quelques jours à peine. Un magicien, on vous dit.