L’ombre du col de la Loze planait sur le Tour depuis des semaines, promettant l’enfer à quiconque s’élancerait sur ses pentes. Mais une ombre bien plus grande s’est abattue sur la Grande Boucle et le cyclisme en général, comme si les ténèbres enveloppaient de nouveau ce sport qu’on aime tant adorer ou détester, c’est selon. La faute aux Jumbo qui, soi-disant, écrasaient anormalement la course et leurs adversaires en contrôlant tout, prenant finalement exemple sur une façon de faire qui existe déjà depuis au moins deux décennies, c’est-à-dire depuis que les cyclistes professionnels se sont spécialisés à outrance et finirent de courir à longueur d’année. La faute à Wout Van Aert, capable de sprinter, rouler, grimper, et tout ça en étant étrangement parmi les meilleurs. La faute à ces Français qui ne peuvent pas rivaliser avec ces « extra-terrestres » parce qu’ils ne combattent pas avec les mêmes armes, CQFD. La faute enfin au vainqueur du Tour lui-même, Tadej Pogacar, 21 ans, coupable d’avoir renversé l’ordre établi dans un déroulement d’étape incroyable, peut-être même trop aux yeux de beaucoup.

Le cyclisme n’en finira jamais de payer. Être à la pointe de la lutte antidopage ne suffira jamais à vous absoudre de vos pêchés, fussent-ils passés. Et les casseroles traînées pourraient remplir à elles seules la cuisine d’un grand restaurant. Et c’est pour ça que le vélo n’aura jamais droit à la présomption d’innocence qui prévaut dans une société de droit, y compris pour les autres sports. Chaque victoire, chaque exploit apportera son lot de suspicions et d’experts en médias sociaux prêts à vous démontrer par A + B que ce n’est humainement pas possible sans aller piocher dans la pharmacie. Il n’y a plus de demi-mesure, de nuance ou de raison gardée parce que c’est comme ça, on triche ou on ne triche pas. Et pour le grand public, les cyclistes trichent.

C’est difficile d’aimer le vélo. Et c’est encore plus difficile de le défendre sans passer pour l’avocat du diable. Car à chaque tentative d’explication, on vous jette à la face le Tour 1998 ou les années Armstrong, toutes ces années dégueulasses qui, 20 ans plus tard, viennent encore hanter les routes empruntées par des forçats que le grand public identifie plus à des savants fous qu’à des géants de la route. Je me souviens de 1998, comme beaucoup. Je me souviens de la saga Festina, de Richard Virenque en pleurs dans l’arrière-salle d’un bistrot, de ses équipiers qui font front commun avec lui. Je me souviens de cette grève des coureurs, tannés des descentes de police et de la victoire de Marco Pantani, comme un symbole. Puis je me souviens des années Armstrong, bien évidemment. Mais je me souviens surtout que je n’ai jamais tourné le dos au vélo. Jamais. Un peu masochiste, me direz-vous ? Absolument pas. Je n’écrirai pas « malgré ça » ou « à cause de ça », mais « grâce à ça », car oui, grâce à toutes ces affaires, le vélo a avancé et a commencé à changer. Comme si le cyclisme professionnel devait faire face au pire pour qu’il en sorte du mieux. Et du mieux, il y en a. « Des preuves ! », me hurleraient ceux qui sont prêts à lyncher sur l’autel des médias sociaux Tadej Pogacar sans en apporter aucune, eux. Des contrôles renforcés, inopinés, parfois même le matin des courses sur les hommes, mais aussi sur les machines, comme l’a très bien expliqué Guillaume Martin à la télévision française. Des athlètes qui ne ressemblent plus à des robots capables de s’enfiler du bitume la journée longue, mais qui sont au bout de leur vie après un effort, capables des plus grands exploits, mais aussi de défaillances et de jours sans. Des crétins qu’on attrape encore en train d’essayer de tricher, preuve que quand on cherche, on trouve. Ai-je dit que le cyclisme était propre et sans tâche ? Non. J’ai seulement dit que le cyclisme commençait à changer. Et si ça prend du temps, beaucoup de temps, l’essentiel est d’être sur la bonne voie.

Le Tour 2020 a pris fin. Mais au lieu de célébrer, à peine la ligne des Champs-Élysées franchie, on doit déjà se justifier. Justifier que les Jumbo n’ont pas nécessairement écrasé la course, pour preuve ce groupe de 10 en haut du Grand Colombier ou le fait d’avoir trois coureurs en 1 minute 30 au classement général le matin du dernier chrono. Justifier que si Wout Van Aert grimpe aussi vite les cols, c’est qu’il a joué son rôle de super équipier à fond, terminant quand même à 1 heure 20 de Pogacar. Justifier que cette année, les Français n’ont pas eu la chance avec eux et que si Pinot et Bardet n’avaient pas chuté, on aurait sans doute eu cinq Français parmi les 20 premiers… comme l’an dernier, finalement. Et justifier que Tadej Pogacar a profité du train Jumbo pendant trois semaines et d’une certaine « contre-performance » dont personne ne pensait capable Roglic la veille de l’arrivée à Paris. Se justifier, toujours. Expliquer encore que cette année 2020 n’a rien de normal avec ses quatre mois de repos forcé qui ont permis à tous les coureurs de profiter d’un repos qui leur était jusque-là inconnu, mais qui a aussi chamboulé tout ce que l’on connaissait des courses de vélo jusque-là. Expliquer que les temps de montée ou l’estimation des watts lors du chrono de la Planche-des-Belles-Filles ne sont pas si fous qu’on veut bien le laisser croire. Expliquer qu’avant de crier au loup, on peut toujours trouver des arguments plus logiques pour un peu que l’on soit posé et réfléchi, comme l’a fait Yoann Bagot, encore coureur professionnel jusqu’à l’an passé. Expliquer aussi que même si on veut y croire, il faut toujours se questionner et ne pas tomber dans l’aveuglement passionnel, car des questions viennent toujours les grandes révélations qui continueront à assainir encore un peu plus le vélo. Expliquer enfin que Tadej Pogacar a gagné le Tour malgré toutes les suspicions qui sont nées autour d’une étape de seulement 36 kilomètres courut quelque part dans les Vosges, chez Thibaut Pinot. Et que tant que personne n’a prouvé le contraire, il a réalisé un chrono légendaire dont on peut encore s’extasier. Et on ne va pas se gêner.