Et Michal Kwiatkowski baissa la tête. Comme s’il savait déjà qu’on ne reverrait plus Julian Alaphilippe avant la ligne d’arrivée, 11 bornes plus loin. Le Polonais menait alors la charge dans la dernière ascension de la Cima Gallisterna, essayant de faire péter de sa roue le plus de monde possible pour ne garder que l’élite, espérant secrètement que celle-ci ne compterait que lui une fois passé au sommet. Sans doute déjà à bloc, il ne put rien faire quand le coureur français déboula sur sa droite et partit chercher un maillot arc-en-ciel qui lui a échappé déjà à quelques reprises. Le sommet était là, tout près, tout au plus à 200 mètres. Si proche et si loin à la fois. Assez proche pour les cinq poursuivants qui pouvaient encore boucher le trou. Assez loin pour Alaphilippe qui devait encore cravacher un bout pour basculer avec une dizaine de secondes d’avance, histoire de se donner une chance d’atteindre le circuit seul. Puis, sur l’écran, cette vue d’hélicoptère qui nous montra l’écart en train de se former et qui grandit encore et encore, mètre par mètre, seconde par seconde. Ce n’était plus alors une course avec 177 bonshommes qui allaient s’écharper pour tenter de devenir le roi du monde, c’était Julian contre le reste du monde, ou du moins, ce qu’il en restait après 257 kilomètres. Comme le dirait Michael Matthews, encore dans le coup avant que Kwiatkowski donne son coup de reins, « the rest is history » : ce plan filmé aérien merveilleux qui avait déjà sublimé Anna van der Breggen la veille, la course-poursuite dans la descente vers Imola, les regards jetés en arrière, les demandes incessantes de l’homme chassé à la moto caméra pour avoir une idée de l’écart. Puis cette arrivée sur le circuit automobile et la délivrance d’un coureur qui achevait enfin sa quête vers le plus beau des maillots cyclistes. Pour un Julian Alaphilippe qui lève les bras sur la ligne à Imola, au cœur d’une saison pas comme les autres, c’est tout un pays qui célèbre son enfant prodigue. Et pour un champion du monde qui pleure sur la plus haute marche du podium, c’est toute la France qui verse des larmes de joie, 23 ans après Laurent Brochard, dernier Français titré dans la course à l’arc-en-ciel. C’est presque autant que la dernière victoire du Canadien de Montréal en finale de la Coupe Stanley, c’est dire.

Julian Alaphilippe a décroché la lune en même temps qu’une tunique qu’il va garder sur le paletot une année durant. Un maillot irisé dont certains en on fait une véritable seconde peau comme Alfredo Binda, Rik Van Steenbergen, Eddy Merckx, Oscar Freire ou Peter Sagan. Un maillot reconnaissable entre tous, qui fait partie intégrante de l’histoire du vélo et qui donne à son propriétaire un titre qu’il gardera toute sa vie, comme en fait foi le liseré arc-en-ciel porté sur le bord des manches par tous ceux qui ont porté un jour le maillot de champion du monde. Champion du monde un jour, champion du monde toujours. Un titre que n’aura sans doute jamais Vincenzo Nibali, qui ajoutera son nom aux plus grands qui n’ont jamais eu la chance de le remporter comme Roger De Vlaeminck, Michele Bartoli, Peter Van Petegem, Laurent Jalabert ou Sean Kelly. Il a essayé, Vincenzo, dans cette dernière ascension de la Gallisterna, et lui aussi aurait fait un magnifique champion du monde. Mais le Requin de Messine a sans doute manqué la dernière occasion d’ajouter plus qu’une simple ligne à son palmarès. Cette occasion-là, on en connaît quelques-uns qui vont l’avoir à portée de main dans les années qui viennent, à commencer par Marc Hirschi, révélation de cette année 2020, Wout Van Aert ou Tadej Pogacar, tous dans les rôles principaux d’une course qui a mis du temps à s’emballer. Et dire que Mathieu van der Poel et Remco Evenepoel regardaient ça à la télé, dimanche. 

La jeunesse patientera encore une année de plus. Pour l’heure, Julian Alaphilippe va pouvoir profiter de son jour de gloire pendant une année, pour peu que la conjoncture actuelle lui réserve un meilleur sort qu’au pauvre Mads Perdersen qui n’a pas pu étrenner son beau maillot autant qu’il ne l’aurait mérité. Déjà, dimanche prochain, il va pouvoir parader en arc-en-ciel à travers les Ardennes belges et tenter d’aller ajouter un second monument à un palmarès déjà bougrement bien garni. Et si l’envie lui prend de placer la même mine dans la Redoute ou La Roche aux Faucons que dans la Gallisterna, sûr qu’on sera quelques-uns à crier encore une fois devant notre télé.