Trois semaines déjà que le peloton professionnel arpente les routes d’Europe. Trois semaines d’exploits, de drames, de controverses. Et trois semaines de plans sur la comète et de conclusions tirées pour essayer de jouer aux diseuses de bonne aventure et deviner qui sera en jaune un soir d’automne sur les Champs-Élysées. Le Tour vampirise tout et ne laisse que peu de place dans les yeux du grand public aux petites et grandes histoires qui se sont écrites au cours d’un mois d’août tellement atypique. C’est Wout van Aert et sa belle collection de victoires sur les routes d’Italie avant sa transformation en équipier modèle sur les routes du Dauphiné. C’est Remco Evenepoel, 20 ans, qui gagne en Burgos et en Pologne et qui finit en bas d’un ravin au détour d’un virage en Lombardie, là où Jakob Fuglsang est allé chercher avec ses cannes un second monument à épingler à sa carrière. C’est la Jumbo-Visma qui étrille l’épouvantail INEOS dans l’Ain et le Dauphiné, mettant la formation britannique face à ses propres insuffisances. C’est Geraint Thomas, pas assez en forme pour faire le Tour de France. C’est Chris Froome qui perd son pari de revenir au premier plan après que le destin l’ait laissé en plan et en sang sur ces mêmes routes du Dauphiné, 14 mois plus tôt. C’est Primoz Roglic, une jambe au-dessus de tout le monde et qui chute la veille de remporter le Dauphiné le plus relevé de l’histoire. C’est Egan Bernal qui place un point d’interrogation sur sa propre succession le 20 septembre au soir, sur les Champs-Élysées. Et c’est Fabio Jakobsen, poussé dans les barrières à l’arrivée de la première étape du Tour de Pologne, qui a passé deux jours dans le coma et qui s’est battu pour survivre. 

Trois semaines bien remplies, parfois folles, et qui nous emmènent à vitesse grand V vers ce Tour de France, objet de toutes les attentions depuis que des cyclistes professionnels se sont remis à courir ensemble. Deux monuments et demi (n’en déplaise aux Strade Bianche) n’ont pu à eux seuls empêcher les amateurs à se projeter vers la fin de l’été, avec la promesse d’un duel à finir entre les deux Cerbères du cyclisme professionnel. Encore que les monstres sont en train de perdre peu à peu leurs têtes à l’orée d’un été de pandémie. Chez les INEOS, c’est la fin d’une ère où le seul Britannique qui prendra le départ de la Grande Boucle au sein de l’équipe n’aura aucune chance de l’emporter. Dave Brailsford a décidé de se passer de cinq victoires au Tour et de l’expérience qui va avec pour aider Egan Bernal à se succéder à lui-même. Inutile de préciser que la décision a fait couler beaucoup d’encre, ou a généré beaucoup de messages à 140 caractères, selon que vous faites partie d’une génération ou d’une autre. Courageuse ou incompréhensible, logique ou irrespectueuse, force est d’admettre que l’expérience sans les jambes ne vous amène pas en troisième semaine de la plus grande course du monde. Geraint Thomas a beau nous faire croire qu’il est impatient de croiser le fer sur le prochain Giro, qu’on pourrait rebaptiser le Tour des feuilles mortes, personne n’est dupe quant à sa satisfaction de façade. Et Chris Froome ? Sans doute restera-t-il le seul à avoir défilé quatre fois en jaune sur la plus belle avenue du monde, à une petite victoire de devenir le cinquième homme à compter ses victoires sur le Tour sur tous les doigts d’une seule et même main. Et changer de maillot à la fin de la saison n’y changera probablement rien. Reste Bernal et ses maux de dos. Le Colombien, vainqueur sortant de la dernière Grande Boucle à s’être déroulée au mois de juillet, a dû déclarer forfait en plein Dauphiné, blessé au dos autant qu’à l’orgueil d’avoir eu à subir la domination d’un ancien sauteur à ski. Dans quelle forme sera-t-il au départ de Nice samedi prochain ? Nul ne le sait. Mais s’il réussit à ne plus en avoir plein le dos, encore faudra-t-il s’affirmer face à un nouveau venu d’Équateur. Nouveau venu, et pourtant loin d’être le premier venu. Car si Richard Carapaz découvre le Tour dans son nouvel uniforme, il a quelque part dans son armoire une tunique rose glanée l’an passé sur les routes d’Italie. 

Chez les Hollandais en jaune et noir, le prochain mois de course apparaît sous de meilleurs augures. Certes, Roglic a chuté au matin de la dernière étape d’un Dauphiné qu’il dominait de la tête et des épaules et qu’il a dû quitter, 24 heures après son rival colombien. Pourtant, personne ne semble prêt à croire que la gravité de la blessure est telle qu’elle pourrait compromettre ses chances de rallier Paris en jaune à la fin du mois de septembre. Le Tour arrivant tellement vite en cet été si particulier qu’on se demande si les préparations des uns et des autres ne sont pas non plus atypiques. On a bien vu Bernal s’entraîner avec ses coéquipiers le jour de son abandon au Dauphiné… Toujours est-il que les Jumbo se sont affichés comme les grands favoris du premier grand tour de la saison, sous les yeux d’une équipe INEOS qui est peut-être après tout ravie de leur laisser ce rôle qu’eux-mêmes connaissent déjà par cœur depuis quelques années. Parce que l’équipe néerlandaise a beau jouer au rouleau compresseur depuis bientôt un mois, il n’en reste pas moins que la pression du Tour est sans commune mesure et sa gestion d’autant plus délicate. Qui sait si elle ne pourra pas même tétaniser quelques jambes au détour d’une ou deux étapes clés.

Bernal, Carapaz, Pinot, Roglic, Dumoulin, Landa, Lopez, Pogacar et tous les autres vont, une fois n’est pas coutume, s’étriper sur les routes de France et de Navarre pendant tout le mois de septembre. Ça peut sonner comme une promesse d’un été des Indiens, mais on a déjà vu neiger au col de la Madeleine au mois de septembre. Et le col de la Loze, arrivée de la 17e étape, est encore 300 mètres plus haut. Tout ça pour dire que la glorieuse incertitude du sport nous a peut-être encore plus à sa merci en cette année 2020. Pour autant, on espère tous que le grand gagnant de ce Tour ne soit pas ce satané coronavirus.