Une fois la ligne franchie, il s’est effondré dans un mélange d’émotions bien trop fortes pour lui. Les larmes coulaient sur ses joues après ce sprint à trois qui, croyez-le ou non, lui offrait sa première victoire depuis ce légendaire contre-la-montre de Pau sur les routes Tour, l’an passé. Bien sûr, les quatre mois d’arrêt forcé l’ont empêché de continuer à garnir un palmarès qui commencerait à lui ouvrir toutes grandes les portes d’un Temple de la renommée du cyclisme si cela existait. Mais quand on s’appelle Julian Alaphilippe, attendre 44 jours de course avant d’aller récolter le bouquet du vainqueur, c’est une éternité. Et pourtant, hier, sur ce bout de trottoir de Nice, Julian n’avait sans doute que faire de cette pseudo-disette qui occupait bien plus les manchettes des journaux que son esprit à lui. Non, sa tête et son coeur avaient suivi le chemin montré par son doigt une fois la ligne franchie, vers les cieux, là où son papa, décédé il y a quelques semaines, devait être tellement fier de son champion de fiston. Un champion qui annonce le scénario de l’étape des jours à l’avance et qui pédale avec une cible dans le dos plus grosse que le lion du Crédit Lyonnais qui se baladait jadis dans la caravane du Tour. Dries Devenyns avait annoncé la couleur en roulant en tête de peloton pour imprimer un rythme décourageant toute velléité d’attaque avant que Julian Alaphilippe prenne ses aises dans le col d’Èze. Oui, toute une palette de jeux de mots s’offre à vous à la lecture de cette phrase. Mais dans le peloton, personne ne l’a trouvé drôle. Et si Marco Hirshi et Adam Yates réussirent à s’attirer un peu de la lumière des projecteurs, ils laissèrent bien malgré eux la gloire à leur compagnon d’échappée. Quand le Français s’est retourné quelques centaines de mètres après son attaque pour constater les dégâts, on peut raisonnablement penser qu’il ne s’attendait pas à ce qu’un jeune coureur suisse, quand bien même champion du monde des moins de 23 ans l’an passé, prenne sa roue. En se retournant, il s’attendait sans doute à voir un maillot jaune et noir, le même que celui qu’il aperçut dans la descente du Poggio, il y a de ça un peu plus de deux semaines. Mais on est sur le Tour de France, et si Julian court chacune de ses courses comme si c’était une classique d’un jour, l’ogre Van Aert a d’autres chats à fouetter ces temps-ci.
Il n’y a pas plus personnel que des émotions. Et pourtant, les larmes d’Alaphilippe transcendent sa propre personne, car on pourrait facilement les transposer à tous les passionnés de vélo. Ces larmes symbolisent la joie, le soulagement de retrouver un semblant de normalité en cette année 2020 tellement particulière. On ne présumera pas de l’avenir et de l’éventualité de célébrer un maillot jaune le 20 septembre sur les Champs-Élysées, mais qu'ne saison cycliste puisse se dérouler et qu’un Tour de France puisse s’élancer en ces temps pandémiques sont déjà des exploits en soi dont il faut profiter tous les jours tant les choses peuvent s’arrêter du jour au lendemain. Mais comme en 2020 il semble qu'il n’y en aura pas de facile, la première étape de ce Tour ressemblait plus à une course à élimination directe qu’à une étape de grand tour. La faute à cette pluie qui s’est soudain rappelé qu’elle n’était pas tombée dans la région depuis des semaines et qui s’est dit que ce serait une bonne idée d’aller laver la route pour le passage de la plus grande course du monde. Les pneus pluie n'étant pas encore l'apanage du cyclisme professionnel, ce fut un festival de glissades. Et si dans cette étape aucun favori n’a finalement tombé le masque hormis celui porté avant le départ, c’est plus de la moitié du peloton qui a touché le sol à un moment ou à un autre. Et certains plus gravement que d’autres. Pavel Sivakov personnifiait à lui seul cette journée de galère avec deux chutes et une arrivée 13 minutes après la victoire d’Alexander Kristoff, qui nous rappelait à son bon souvenir sur la Promenade des Anglais, mais ils furent des dizaines et des dizaines à toucher le bitume, à tel point que les coureurs en eurent assez et décidèrent de neutraliser la course jusqu’au bas de la dernière descente. Et quand Tony Martin leva les bras en tête du peloton pour mettre fin à la récréation, il n’imaginait sans doute pas une seule seconde que certains trouveraient à y redire. Mais finalement, c’est assez réconfortant de penser que le peloton, comme une entité à part entière, est capable de prendre ses propres décisions pour le bien des siens. Et si certains ne voulaient en faire qu'à leur tête, comme de jeunes ados voulant s'affranchir de leurs parents, ils s'aperçurent assez vite, au détour d'un virage pris en dérapage plus ou moins contrôlé, qu'il faut toujours, finalement, écouter ses vieux.