Quand les Jumbo ont décidé de mettre en route au pied du Grand Colombier, dernier col d’un triptyque à faire pâlir de jalousie leurs grands frères des Alpes ou des Pyrénées, personne n’aurait imaginé un instant que le premier INEOS n’arriverait que 7 minutes 20 plus tard, une fois les favoris de ce Tour descendus de leur bécane. C’est pourtant ce qui est arrivé. Egan Bernal a eu beau déclarer que ses chiffres étaient ses meilleurs en haut de Puy Mary et que les Slovènes étaient à un autre niveau, c’est peut-être lui, finalement, qui est au niveau en dessous. Car en faisant les comptes en haut du Grand Colombier, on se rend bien vite compte que les autres prétendants à une victoire sinon un podium sur les Champs-Élysées sont loin d’être à la dérive : Richie Porte à 5 secondes de Pogacar et Roglic, Miguel Lopez à 8, Enric Mas à 15 tout comme Landa et Yates, Uran à 18. On est quand même loin de l’impression de grande lessive donnée par les hommes en jaune et noir, impression biaisée par le fait que Bernal s’est effondré et que Quintana, lui aussi, s’est retrouvé planté sur les pentes du géant de l’Ain, à peine deux minutes devant son jeune compatriote. Et si on veut bien s’attarder sur le classement général au matin de la deuxième journée de repos, ce sont 7 coureurs qui se tiennent en 2 minutes 16, dont quatre sous les 2 minutes. Pas vraiment l’écrasante domination qu’on veut bien nous faire croire. 

Oui, mais voilà. Il suffit qu’un train prenne les choses en mains au pied d’un col pour que les fantômes de l’US Postal refassent surface et viennent hanter une course qu’ils ont définitivement souillée. On hurle à la mort dans la caisse de résonance qu’est le Tour, et on oublie un peu vite de regarder l’effectif sur le papier : un coureur quatre fois champion du monde du chrono (Tony Martin), un ancien prétendant à un podium sur le Tour (Robert Gesink), un autre qui pourrait être leader dans beaucoup d’autres équipes (George Bennett), un équipier qui ressemble plus à une chèvre des montagnes qu’à un gars sur un vélo (Sepp Kuss), un ancien vainqueur du Giro et 2e du Tour (Tom Dumoulin) et sans doute le meilleur coureur du monde en ce moment (Wout Van Aert), n’en déplaise à l’ami Julian. Alors, oui, ça peut monter vite. Trop pour beaucoup, qui pensent que ce train hollandais est en train de leur enlever le spectacle auquel ils ont droit en tant que spectateurs de la plus grande course du monde, sans doute déçus de ne pas avoir eu ce duel tant attendu entre les Jumbo et les INEOS — un train n’en cache pas finalement toujours un autre —, ou de ne pas voir des maillots de la FDJ en train de cadenasser la course. Alors on lance des gros mots, oubliant rapidement que depuis le début de ce Tour, le train jaune et noir n’a vraiment quitté la gare qu’à Orcières-Merlette, lors de la 4e étape, et hier, au terme de cette 2e semaine. Vraiment ? Au mont Aigoual, les INEOS ont imprégné ce faux rythme qui n’a dupé personne ; à Loudenvielle, Tadej Pogacar a cassé le verrou de la Jumbo dans le col de Peyresourde pour s’envoler à la recherche du temps perdu sur les routes de Lavaur ; le lendemain, vers Laruns, Roglic s’est retrouvé bien vite isolé sur les pentes de Marie-Blanque, gracieuseté encore une fois de ce diable de Pogacar ; et enfin, dans la terrible montée de Puy Mary, la Jumbo n’a pas vraiment mis sur orbite son leader, encore en train de courir derrière son compatriote alors que Roglic n’avait plus que Sepp Kuss avec lui depuis un bon moment déjà. Roglic n’a pas assommé le Tour et il ne l’a d’ailleurs pas encore gagné. Et ceux qui réclament à corps et à cris du spectacle feraient sans doute mieux de se tourner vers les organisateurs qui nous ont pondu cette année un Tour extrêmement difficile dont la dernière semaine est redoutée par tous. La peur inhibe bien des choses. Cela fait belle lurette déjà que les favoris du général attendent seulement la dernière montée, parfois même le dernier kilomètre, pour grappiller du temps à coup de secondes. On est loin du temps des attaques à 50 bornes de l’arrivée pour aller chercher des minutes, que ça plaise ou non. Le cyclisme est devenu un sport où l’on parle plus de tactiques de course via les oreillettes et de watts que de feeling. Et c’est encore plus flagrant sur une course qui est la vitrine du vélo, à travers laquelle regarde le monde entier. Du spectacle ? Il y en a toujours pour qui sait regarder et n’a pas la mémoire courte. Pour rappel, c’est seulement la veille que les Sunweb nous ont dynamité l’arrivée sur Lyon. L’avant-veille, Dani Martinez et les Bora nous ont tenu en haleine sur les pentes de Puy Mary. Encore un jour plus tôt, c’est Marc Hirschi qui a donné le sourire à tous les amateurs de vélo. Et si les protagonistes du général attendent encore avant de quitter le confort du train jaune et noir et tirer les feux d’artifice tant promis, ce n’est pas que la faute des Jumbo qui, eux, appliquent leur plan à la lettre. Le vélo a bien changé depuis le tournant des années 90, celles où la spécialisation des coureurs s’est mise en branle. Ce n’est peut-être pas à notre avantage, nous, les romantiques du vélo, mais c’est comme ça que fonctionne le sport professionnel. Et même si l’on est déçu ou fâché, on revient toujours vers ce pour quoi on garde les yeux de Chimène. La bonne nouvelle, c’est qu’il y a de quoi vibrer qui s’en vient.