Il est là, posé au milieu de nulle part, comme une anomalie. Comme s’il n’était pas à sa place parmi les plaines sans fin du Vaucluse, échappé d’un massif montagneux pour avoir la sainte paix. Du haut de ses 1 910 mètres d’altitude, il domine la région, et même plus. On dit que par temps clair, à son sommet, on peut apercevoir la Méditerranée pourtant distante de près de 100 kilomètres. Un géant que le mistral a scalpé de sa végétation, ne laissant à son sommet qu’un pierrier calcaire, reconnaissable entre tous. Car dans l’iconographie du cyclisme, ils sont peu nombreux ces endroits qui vous situent d’un seul coup d’œil les lieux de légende : il y a les pavés de Roubaix, la chapelle de Grammont, la descente du Poggio qui plonge vers San Remo, les chemins de terre du col de Finestre, la Casse déserte de l’Izoard ou encore cette terre de désolation ouverte à tous les vents sur laquelle se pose le fameux observatoire. Il faut y être monté une fois dans sa vie pour savoir. Savoir la souffrance qui défigure le visage de ces milliers de cyclistes qui, chaque année, partent à l’assaut du Géant de Provence. Savoir cette route qui part de Bédoin, 21 kilomètres et demi plus bas, qui vous use mètre par mètre. Savoir qu’après Saint-Estève débute l’enfer qui vous plante sous les boyaux des pourcentages moyens à 9% jusqu’au Chalet Reynard, où il reste encore 6 kilomètres à grimper dans le vent ou la chaleur. Savoir ces cailloux qui vous regardent comme si vous alliez clamser, ici, au bord de cette route, comme Tom Simpson jadis.

            Parler du Mont Ventoux en plein cœur du mois de février, c’est comme rêver à ses prochaines vacances au soleil alors que la température au-dehors vous encourage fortement à ne pas laisser dépasser un centimètre carré de peau. Il pourrait être en photo sur une de ces nombreuses affiches qui vous vendent du soleil et vous promettent de vous sortir du blues de l’hiver. L’évoquez à la Saint-Valentin, c’est se faire du mal. Et pourtant, il est bel et bien là, dans cette actualité cycliste qui vient à peine de revenir sur les routes de la Vieille Europe. Au détour d’une belle course à étape de second niveau, le voilà qui fait croire au mois de février qu’il est un joli mois d’été. En le plaçant à l’arrivée de cette troisième étape, les organisateurs voulaient sans aucun doute faire de l’œil aux gros noms qui peaufinent encore leur préparation estivale en ce début d’année. On ne pourra pas dire que ça n’a pas marché : Pinot, Quintana, Kelderman, Lutsenko, Sivakov, Kuss, Oomen, Herrada, Barguil, de quoi faire frissonner les amateurs de grimpettes. L’arrivée n’avait beau être qu’au Chalet Reynard, encore fallait-il se taper le dénivelé pour atteindre la vénérable altitude de 1 417 mètres. Et là, sur les routes de la célèbre montagne, lorsque Nairo Quintana se dressa sur ses pédales pour lancer les hostilités, on se serait cru sur les pentes du col du Galibier un jour de juillet 2019. Encore de quoi nous mêler dans les saisons. Il restait 7 kilomètres à faire, 7 kilomètres qui nous emmenaient péniblement vers l’arrivée, au pied de ce pierrier légendaire. Mais pour le Colombien d’Arkéa, il n’y avait rien de pénible, au contraire. Alors que derrière, Lutsenko, Carthy et la nouvelle saveur du moment, Aleksandr Vlasov, en étaient déjà à limiter les dégâts, Nairo volait au-dessus de l’asphalte, continuant de creuser l’écart irrémédiablement. C’était beau à voir, peut-être même réconfortant. Parce que sur ces pentes mythiques, on s’aperçut que Quintana avait toujours ce talent de pur grimpeur. Et en le regardant pédaler avec grâce pendant que l’écart avec ses poursuivants augmentait à chaque coup de pédale, je ne pouvais m’empêcher de penser que la Movistar et ses tactiques de courses, autant douteuses que foireuses, avaient bridé le petit coureur colombien. Parce qu’à le voir aller en danseuse, là, à cet endroit précis, on avait parfois l’impression d’apercevoir la silhouette de Charly Gaul, vainqueur sur ces mêmes pentes, 62 ans plus tôt. Mais nous ne sommes finalement qu’en février, avec une montée amputée de 6 bornes. Et quelles bornes. Alors, le petit Nairo ne pourra prétendre à cette place aux côtés des légendes qu’a forgées la montagne au gré de ses ascensions estivales. Et c’est bien dommage.

            On parle du Mont Ventoux et nous ne sommes qu’en février. Le vélo n’en est pas une surprise près, finalement. La nature va pouvoir reprendre tranquillement ses droits, elle qu’on a dérangée bien tôt cette saison. Le vent continuera de souffler en rafales au sommet, les loups vont pouvoir de nouveau arpenter paisiblement ces pierres, et la neige viendra peut-être même blanchir le Chalet Reynard d’ici la fin de l’hiver. Tout redeviendra comme avant ce passage éclair de 141 coureurs, en plein cœur d’un hiver qui ressemblait étrangement à un beau printemps. Et la montagne sera là, comme depuis des millénaires, attendant patiemment les premières chaleurs pour voir des milliers de cyclistes se prendre pour Nairo Quintana. Et les cailloux continueront de les regarder, comme s’ils allaient clamser, ici, au bord de cette route, comme Tom Simpson jadis.