Même si Red Fisher était à la retraite depuis plus de cinq ans, on avait parfois l’impression qu’il se pointerait sur la passerelle d’un pas lent et fier, comme il l’avait fait pendant des décennies. Il défilait devant ses collègues en donnant l’impression de ne pas les voir. On avait besoin des doigts d’une seule main pour compter ceux qu’il saluait du regard.

Quelques rares vétérans de la plume se permettaient de lui lancer un « Hi, Red » respectueux. Les autres ne risquaient même pas un « Bonsoir monsieur Fisher », de crainte que la salutation ne leur soit pas rendue.

Il était comme ça, Red. Le plus grand journaliste sportif de son époque est parti sans qu’on sache vraiment qui il était vraiment. C’était un être mystérieux. Était-il vraiment maussade, voire morose, ou jouait-il simplement une game? Était-ce une façade tout ça? S’était-il forgé une image au fil du temps afin de bien délimiter son territoire?

Le Red Fisher que j’ai connu n’était pas aussi bourru et détestable qu’il voulait bien nous le laisser croire. Certes, il parlait peu. Quand il le faisait, ses opinions étaient tranchantes et sans appel. Ses amis les plus intimes, qui occupaient toujours la même table en sa compagnie dans le salon Jacques-Beauchamp, ont dû se bidonner en l’écoutant raconter des histoires que lui seul avait vécues. Son sens de l’humour était particulier. À l’occasion d’une petite fête soulignant ses 50 ans à la couverture de l’équipe, la direction du Canadien lui avait remis un cadeau très approprié pour un maître de l’écriture : une plume Mont Blanc. Devant ses confrères, il avait eu cette réaction mi-figue, mi-raisin :

« C’est une honte que cet objet ne me permette pas d’éliminer tous les clichés que j’entendrai dans le vestiaire...»

Cette table était reconnue comme celle des Anglos. Il y avait là d’autres belles plumes, celles de Dave Stubbs, Michael Farber, Mike Boone et Pat Hickey, notamment.

Quelques instants avant l’hommage qu’on allait rendre au disparu, samedi soir, trois inconnus, visiblement pas familiers avec les lieux, sont venus s’y asseoir. Ils ont eu droit à des regards incrédules. Donald Beauchamp a fait gentiment remarquer aux intrus qu’on s’apprêtait à procéder à une petite cérémonie et qu’ils ne pouvaient pas rester là dans les circonstances. Ils sont allés prendre place ailleurs pendant que Beauchamp, un sourire en coin, a fait remarquer aux habitués de cette table particulière qu’il n’allait pas toujours prendre sur lui de défendre leur territoire.

Quand un journaliste avait couvert les activités d’une équipe historique sous le règne de six propriétaires, sept présidents, sept directeurs généraux et quinze capitaines, il était normal de reconnaître cette table comme la sienne et c’était en partie un honneur que d’y être accepté.

Red avait l’habitude de dire qu’il allait s’accrocher à ce métier jusqu’à ce qu’il l’exerce correctement. Voyez la petite teinte d’humour. Il savait mieux que personne ce qu’il représentait pour le métier, pour le hockey et pour l’ensemble de la ligue. Il se savait quelques coches au-dessus de tout le monde. Personne ne s’est jamais formalisé de son attitude. Il ne jouait pas vraiment à la vedette. Il en était une.

Il a reçu sa large part de récompenses durant son illustre carrière. Trois fois, il a remporté le prestigieux Canadian National Newspaper Award. Il a été intronisé au Panthéon des sports du Québec. Il y a plusieurs années, il a même mérité le premier prix de l’Association de la presse sportive du Québec. Ce soir-là, dans sa langue maternelle, il a remercié un groupe entièrement francophone de reconnaître la brillance quand il en voit une. La foule s’est esclaffée.

Il a toujours fait les choses à sa manière. Il a toujours donné ses opinions sans se préoccuper qu’elles soient partagées ou non. À l’heure de la retraite, il n’avait pas jugé bon de dire au revoir à ses lecteurs en y allant d’un résumé de carrière qu’on aurait bu jusqu’à la lie. Il n’était pas question qu’il nous fasse ce plaisir. Il avait déjà tout dit, avait-il expliqué.

À ce sujet, son ami de longue date, Dave Stubbs, lui avait demandé s’il désirait qu’il lui fournisse la liste complète des médias qui désiraient lui parler. Là encore, il n’a pas jugé la chose utile.

« Ce ne sera pas nécessaire, a-t-il répondu en balayant du revers de la main 58 ans de carrière comme s’il s’agissait d’un bilan sans importance. Je n’accorderai pas d’entrevues. Je sais ce que j’ai accompli, je sais qui sont mes vrais amis et je connais aussi ceux qui ne le sont pas. Je vais me charger d’eux dans mon prochain livre. Ma conscience est claire; je pars à ma façon. »

Donald Beauchamp, qui à l’habitude de diriger quotidiennement la circulation devant plus d’une vingtaine de journalistes, dont quelques-uns pas toujours commodes, s’est toujours senti respecté par le vénérable scribe. Évidemment, quand Red appelait pour obtenir une information ou un petit service, Beauchamp s’occupait de lui en priorité. En retour, Red a toujours été poli et respectueux, selon lui.

« Je conserve à son sujet l’un de mes plus beaux souvenirs en 25 ans d’association avec le Canadien, raconte le vice-président principal aux communications. C’était à l’occasion d’une terrible tempête de neige qui nous avait gardés prisonniers pendant trois jours en Caroline du Nord. Durant ces trois jours, il a pondu une série d’articles racontant fidèlement ce que nous vivions pendant que nous étions séquestrés dans la tempête. C’était écrit dans un style limpide et imagé. Il a traduit les événements avec une clarté extraordinaire. Jusqu’à la toute fin, pas un seul journaliste sur le beat n’a pu remettre les choses en perspective aussi brillamment que lui. »

On lève notre verre... de scotch

Si Red avait un péché mignon, c’était sa faiblesse pour le scotch. Pendant des années, il y avait un bar dans la salle de presse qui permettait aux gens des médias à s’attarder sur place pour jaser de hockey après les matchs. Derrière le bar, il y avait pour l’usage personnel de Red une bouteille de Chivas Regal. Quand l’équipe a mis fin à cette pratique, la boisson est disparue, mais le scotch est resté jusqu’à ce que le vieux journaliste parte pour ne plus revenir.

On a eu un bon flash samedi en lui rendant hommage pour la dernière fois. Après une minute de silence à sa mémoire, journalistes et dirigeants de l’équipe ont levé bien haut un verre de Chivas en guise de salutation. C’était la première fois qu’on voyait autant de gens émus autour d’un verre de scotch.

Habituellement, il y a peu de monde sur place le samedi soir alors que plusieurs journalistes et chroniqueurs s’absentent pour le week-end. Cette fois, c’était plein à craquer pour dire au revoir à un homme qui a profondément respecté sa profession et qui, sans le vouloir, a servi par ses écrits quelques leçons de journalisme à de jeunes collègues n’ayant pas une once de son vécu. Cette scène touchante s’est déroulée dans une salle où la photo du disparu est absente d’un mur honorant les journalistes montréalais intronisés au Panthéon du hockey. Fisher a dû insister très fort pour que la direction du Canadien accepte sa demande de la retirer à la suite de son différend avec l’organisation du Panthéon.

Une fois que la poussière sera retombée, une fois les funérailles passées, pariez sur les chances de voir sa photo revenir dans le salon. Le visage de l’unique journaliste à avoir suivi une équipe professionnelle à la trace durant plus de 50 ans reprendra la place qu’il n’aurait jamais dû quitter.

Red Fisher et sa femme TillieIls ont presque fait le voyage ensemble

Pas étonnant que Red et sa femme Tillie aient été mariés pendant 69 ans. L’un des points d’ancrage de cette union a été leur sens de l’humour. Quand sa femme était en forme, elle avait l’oeil vif et la répartie facile.

En 1990, quand le Canadien a effectué une tournée en Suède et dans trois villes de la Russie, elle était du voyage. C’était une femme rieuse et chaleureuse.
À l’époque, Red, malgré ses 63 ans bien sonnés, ne semblait pas vouloir s’arrêter. Il était évidemment le doyen de la délégation de 29 membres des médias accompagnant l’équipe, mais il avait encore de l’énergie à revendre. J’étais personnellement curieux de savoir s’il nourrissait des idées de retraite. Qui mieux que sa femme pouvait me renseigner là-dessus?

« Madame Fisher, lui ai-je demandé, est-ce que Red songe à la retraite? »

« Ne me parlez pas de ça, avait-elle rétorqué, l’oeil moqueur. Je ne veux surtout pas le voir dans la maison. »

Il a fini par s’arrêter à 85 ans, d’abord pour veiller sur elle dont l’état de santé au cours des dernières années a été une source d’inquiétude. Elle est décédée le 9 janvier, 10 jours avant que Red aille la retrouver. Il n’a jamais su que sa femme était décédée. On n’a pas eu le temps de lui communiquer la triste nouvelle. Placé dans une résidence spécialisée à la suite de fractures aux deux hanches subies à la suite d’une vilaine chute, il n’était pas en état d’en être informé.

Elle avait 90 ans. Il en avait 91. Ils ont presque fait ce dernier voyage ensemble.